CLOUTIER / OBOM
Numéro : 170Claude Cloutier,
l’humoriste existentialiste
par Jean-Dominic Leduc
Graphiste de profession, le jeune Claude Cloutier publie sa première bande dessinée en 1981 dans les pages du défunt magazine Croc. Instantanément, un auteur vient de naître. Une voix unique, qui donne vie à un univers loufoque, où l’on retrouve Dieu Ouelet, le mercantile Maurice Papineau qui vendrait une aurore boréale à un eskimo aveugle, une espèce d’individu approximativement évoluée se nourrissant de Kraft-Dinner sauvage nommée Jean-Guy, un chercheur d’or désorienté du nom de Nevada Allaire, et Gilles La Jungle, une version édulcorée de Tarzan. La bande dessinée permet ainsi à son auteur de faire ses classes en vue d’œuvrer dans le domaine de l’animation, rêve qu’il chérit depuis sa plus tendre enfance. Relevant en grande partie de la comédie de situation la plus biscornue, ses bandes affichent un délicieux sens du dialogue et un sublime trait hachuré qui leur insuffle un indéniable sens du mouvement, le prédestinant dès lors à l’animation. Non seulement trouvent-elles un vif intérêt auprès du lectorat de l’époque, mais elles font actuellement l’objet de rééditions aux éditions La Pastèque, permettant à une nouvelle génération de découvrir un corpus n’ayant pas pris une seule ride.
Lorsqu’il est recruté par l’ONF en 1986, Cloutier s’affaire à adapter en court métrage d’animation sa série La Légende des Jean-Guy. Intitulé Le colporteur, le film se retrouve toutefois amputé de son dialogue. Qu’à cela ne tienne, l’émérite illustrateur développe alors une syntaxe visuelle inventive dans le prolongement de ses bandes dessinées, syntaxe qui trouvera sa pleine maturité dans son film Isabelle au bois dormant, lui valant les honneurs – largement mérités – du Génie du meilleur court métrage d’animation en 2009. En ce sens, c’est le même artiste imaginatif et drolatique que les lecteurs de la première heure retrouvent sur grand écran. Sans qu’il y ait de rupture, tant du point de vue esthétique que thématique, Claude Cloutier s’amuse à varier les techniques de dessin avec aisance, chose qu’il fait non seulement comme animateur, mais aussi comme bédéiste, notamment lors du second volet des aventures de Gilles La Jungle. Le hachuré gagne alors en souplesse.
Sous des dehors d’humour délirant digne des Ding et Dong et Paul et Paul, le corpus de l’auteur fait écho à la philosophie de l’absurde des Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Samuel Beckett et cie. Car si les créations de Cloutier sont en perpétuel décalage avec la réalité et que tout semble y être prétexte à la rigolade, c’est bien de l’existence de l’homme dépourvue de sens dont il est ici question. À ce titre, le court métrage Du bing bang à mardi matin (2000), où l’on assiste à l’évolution, et donc, à l’abrutissement de l’humanité qui assouvit sa soif de violence et de vaines conquêtes en assénant des coups sur la tête de soldats à travers les âges, rappelle la réplique de Méchan Man tirée du récit BD intitulé Gilles La Jungle contre Méchant Man, adressée à l’amoureuse captive de Gilles La Jungle : « La violence est toute ma vie, Jeanne, mais si tu voulais m’épouser… je laisserais toute l’humanité tranquille ». Hilarant à souhait, cet extrait de dialogue témoigne avec éloquence de l’absurdité de la condition humaine. Au-delà du rire, l’humour, qu’il soit de nature textuelle ou graphique, occupe ici sa fonction première : susciter la réflexion.
Cloutier pousse plus loin l’amorce de cette exploration avec son magistral court métrage La tranchée (2010), où l’on voit les soldats de la Première Guerre mondiale ne faire qu’un avec la terre. Pour l’occasion, il réinvente son art tant du point de vue du ton, ici dénué d’humour, que de l’approche graphique, par l’utilisation de la rotoscopie et la technique du lavis. C’est un Claude Cloutier inédit, poétique, à la puissance d’évocation sublime que l’on découvre. Les aficionados du neuvième art ne peuvent qu’espérer qu’il reviendra à la bande dessinée avec pareil projet. Ce qui serait tout naturel, étant donné qu’il a largement puisé dans son répertoire papier à titre d’animateur. Une manière de boucler la boucle.
Bien que trouvant toutes deux leurs sources dans l’art séquentiel, la bande dessinée et l’animation s’avèrent être deux médiums forts différents. Pourtant, chez Claude Cloutier, on passe aisément de l’un à l’autre, comme s’il s’agissait d’une seule œuvre affranchie de tout support où l’homme est mis à nu dans toute son absurde condition.
29 novembre 2014