Je m'abonne
DVD

Dernier maquis

Numéro : 175
DVD offert avec la version papier pour les abonné.e.s, ou lors de l'achat du numéro sur notre boutique en ligne : 2010-2015 Les grands bouleversements

Vers une échappée belle

par Apolline Caron-Ottavi

 

En banlieue parisienne, une entreprise répare des palettes, ces structures de bois qui permettent de porter de lourdes charges. Autour de ces objets élémentaires, aussi invisibles qu’indispensables, évolue un microcosme d’ouvriers et de manœuvres menés par Mao, le patron. Rabah Ameur-Zaïmeche s’attribue le rôle de Mao, et il signe, en 2008, son troisième et plus puissant long métrage. Dernier maquis est alors une vraie révélation, à l’heure où le cinéma politique se fait trop peu présent ou trop discret.

Le cinéaste y aborde un monde complexe, représenté parfois en arrière-plan ou sous des traits réducteurs, quand il n’est pas carrément absent des écrans. Ce monde, c’est celui de l’immigration et du travail, du milieu ouvrier de la France d’aujourd’hui, de la mosaïque des cultures et des mentalités qui s’y côtoient. Loin des discours établis et des revendications identitaires, Rabah Ameur-Zaïmeche ouvre dans son film un véritable espace de réflexion, en étant sensible aux lignes de partage, aux fractures sociales et mentales, aux ambiguïtés de l’univers qu’il filme. Il ose y aborder sans fard la lutte des classes contemporaine ou encore la place de l’islam. Il y a là les mécaniciens français ou maghrébins, dont les pères ont déjà participé aux luttes sociales de la France, et il y a les manœuvres africains qui appartiennent à une immigration plus récente et ne sont pas dans la même revendication, car il leur faut d’abord trouver leur place dans la société. Il y a aussi le patron, qui offre une mosquée à ses employés et dont on ne sait trop s’il le fait par volonté de pacification sociale, pour prendre le contrôle ou encore par peur de perdre le contrôle face à d’autres instances de parole. L’une des scènes du début nous montre l’un des ouvriers tentant de se circoncire lui-même ; Mao lui dit que ce n’est pas écrit, que ce n’est pas dicté dans les textes. On retrouve dans Histoire de Judas cette crainte que l’écriture ne fige un discours, et par là ne le fausse : ce risque inhérent à la religion d’être prise au pied de la lettre, et non plus comme un espace de parole et donc de réflexion.

Dans le Dernier maquis, on peut penser que Mao se méfie. Des dogmes, religieux en premier lieu, car ceux-ci pourraient lui faire perdre son ascendant sur ses employés en les aliénant ailleurs, ce qui expliquerait pourquoi il préfère nommer lui-même l’imam de sa mosquée. Décision autoritaire par laquelle il reproduit ce qu’il dénonce (le cinéaste nous pointe au passage que le pouvoir et les dogmes de l’économie ne valent pas mieux que ceux de la religion) : le cadeau tourne au poison pour le patron, la mosquée devient un enjeu politique, un lieu de parole et de revendication démocratique, et enfin le nid de la révolte. C’est dans cet espace de contrôle qui ne dit pas son nom et qui a tout pour devenir un espace démocratique en puissance que se situent les enjeux imposants et inédits du film de Rabah Ameur-Zaïmeche. Mais comme le cinéaste le rappelle dans l’entretien que nous publions dans ce numéro, tout système ou toute organisation représente un risque de dérive et de déni de la démocratie. D’où, pour lui, cet aveu : « le seul espace qui me convient vraiment, c’est l’échappée belle ». Comme ce moment suspendu où les hommes se retrouvent à relâcher un ragondin dans la rivière, une zone franche en pleine zone industrielle de la banlieue française où se situe leur entreprise. Un de ces moments chers au cinéaste où la communauté renaît, où la liberté souffle un instant, où l’humanité retrouve ses sens au cœur de la matérialité du monde. Un de ces moments de générosité pure et simple où c’est dans le cinéma lui-même que les lignes de fracture peuvent enfin être balayées : acteurs et non-acteurs, fiction et documentaire, chronique prolétaire et fable poétique se tiennent alors la main. Le geste politique est ici d’autant plus fort qu’il est esthétique. Dans le Dernier maquis, les palettes ne sont pas peintes en rouge pour rien : Ameur-Zaïmeche ravive le rouge et réveille les luttes. Lors du ballet final des machines, le dernier plan est bouché presque que jusqu’au ciel par l’amoncellement des palettes. Celles-ci forment un mur ou encore une barricade, mais comme le cinéaste le laisse entendre lui-même, l’essentiel est que la lumière perce au travers, malgré tout. Derrière, qui sait, voilà peut-être l’échappée belle.

 


10 Décembre 2015