Elle veut le chaos
Numéro : 186Il veut le cinéma
par Pierre Barrette
Elle veut le chaos est un objet particulier : par certains aspects, l’œuvre peut sembler rebutante, en particulier dans la façon qu’elle a d’offrir systématiquement à la quête de sens du spectateur une opacité un peu butée que d’aucuns assimileront à de l’hermétisme. Mais d’un autre côté, pour peu qu’on reste ouvert à l’expérience qu’il propose, l’univers qui se déploie progressivement sous nos yeux devient vite fascinant, non seulement parce que le travail de mise en scène y est remarquable, mais peut-être surtout parce qu’on s’y sent porté par un regard insolite et percutant, lancé sur une piste qu’on aura vite le goût de suivre malgré les embûches – mais aussi grâce à elles ! – semées çà et là par Denis Côté.
Le milieu auquel s’intéresse le cinéaste, sorte de communauté rurale peuplée de petits criminels et d’habitants résolument singuliers, ne correspond en rien au microcosme qu’en propose typiquement le cinéma québécois – quand il ose ainsi s’égarer du côté de la campagne. En fait, les premières minutes du récit l’abordent alors que tout semble joué, comme si l’histoire de ce petit groupe de personnages avait culminé avant le début du film, et que nous assistions aux suites – mystérieuses de surcroît – d’un drame dont on ne connaîtra jamais la nature exacte. Plutôt qu’à un film construit sur le modèle de la quête, donc, cette donnée de départ le fait basculer du côté de la balade, les mouvements de personnages s’apparentant à une sorte de ballet lacunaire et désarticulé dont la logique particulière, certes ténue, tient à la cohérence des éléments mis en place.
Une grande part de la séduction qui opère pourtant dans Elle veut le chaos dépend de la façon dont Côté et son équipe – directrice photo et directeur artistique en tête – travaillent le cadre, son organisation, le soin avec lequel ils chargent l’image de dire plus que ce qu’elle contient, notamment en l’affectant d’une beauté rugueuse et géométrique : paysages peuplés de pylônes, hauts ciels surplombant des étendues désertes, personnages découpés sur des arrière-plans qui les dominent, le cadre semble contenir ses éléments comme le ferait un tableau, très peu mobile et en même temps étonnamment dynamique. Il est rare qu’un film soit à ce point obsédé par la composition et qu’en même temps, par la grâce d’une sorte de détachement, réussisse à éviter le maniérisme et l’hyperstylisation qui accompagnent souvent ce type de parti pris esthétique : c’est, semble-t-il, que jamais l’auteur ne se regarde filmer – comme on dit d’un écrivain qu’il se regarde écrire – mais travaille avec une rigueur unique à peindre le monde tel qu’il l’envisage.
Et il ne s’agit pas tant d’un monde rompu aux lois du réalisme que d’un monde tout empreint de formes et d’images cinématographiques, un univers comme habité par la mémoire fantomatique du cinéma. Certes, Denis Côté n’est pas le premier auteur contemporain à adopter cette approche, loin de là, mais peut-être parce qu’il a mieux que d’autres digéré ses influences, en aucun cas son attitude ne s’apparente à une pose. La référence principale ici, me semble-t-il, n’est pas tant l’esthétique d’un Béla Tarr par exemple – pourtant suggérée – que celle du western. En effet, le petit groupe de maisons au centre du récit est filmé comme un village frontalier de l’Ouest, et presque systématiquement les personnages y sont dépeints assis sur leur véranda ou dans les marches, à la fois stoïques et expressifs, dans cette attitude figée et caractéristique qui rappelle Gary Cooper ou Henry Fonda attendant sans broncher, le regard lourd et plein de tension, l’occasion improbable de dégainer leur arme. Même la façon de cadrer les visages, le jeu des champs-contrechamps sur ces hommes muets et immobiles n’est pas sans évoquer Sergio Leone, jusque dans le caractère ironique du regard ainsi posé sur le monde, qui sollicite la mémoire complice du spectateur.
Denis Côté semble aussi peu intéressé à raconter une histoire qu’il brille à en mettre en scène les bribes éparses : telle une suite d’amorces narratives qui agissent comme autant d’appâts propres à aviver la curiosité, le film est constitué de fragments narratifs – le départ de la mère malade, la présence improbable en ce lieu des prostituées russes, les échanges érotiques de Coralie au téléphone, la référence au vol d’organes, et plusieurs autres – dont la somme ne formera jamais la matière d’un récit suffisamment englobant pour fournir à chacun sa justification. Il en résulte une œuvre hautement dispersée mais d’une étrange beauté, une sorte de diamant impur porteur malgré tout de rares fulgurances.
Ce texte a été publié dans le numéro 140 de la revue. Il est republié avec l’aimable autorisation de l’auteur.
26 mars 2018