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Et j’aime à la fureur

Numéro : 205
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Trente ans après le succès fulgurant de C’est arrivé près de chez vous, son premier film coréalisé avec Rémy Belvaux et Benoît Poelvoorde, André Bonzel signe un nouveau long métrage qui, tout en étant radicalement différent, gravite lui aussi autour de l’acte de filmer, à la vie, à la mort. Le cinéaste a généreusement répondu à nos questions.

Différents éléments se croisent dans votre film : votre passion pour les films amateurs ou films de famille, un regard rétrospectif sur votre vie, des bobines retrouvées dans votre famille… Quel a été le point de départ de ce projet, quel était votre désir initial ?

Le film est né de plusieurs choses… Depuis toujours j’ai souhaité partager mon admiration et ma passion pour ces films amateurs, qui sont de vrais objets cinématographiques. Et en même temps, j’étais impatient de faire un long métrage. J’ai eu plusieurs projets non aboutis, et cela commençait à me peser. Alors je me suis dit que j’allais faire un film de cinéma avec ces films, que c’était un projet que je pouvais produire moi-même parce qu’il n’y avait pas de tournage, et que ce serait une production relativement facile et rapide… Finalement à l’arrivée j’ai mis plusieurs années à faire ce film, car les choses ne sont jamais comme l’on pense qu’elles vont être. Mais, à l’origine, il y a vraiment le désir de montrer ces films que je trouve magnifiques, de les faire vivre. Les films n’existent que lorsqu’ils sont vus, lorsqu’ils sont projetés et offerts aux regards des spectateurs. Leur finalité n’est certainement pas de rester dans des boîtes sur des étagères.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre pratique de collectionneur et votre fascination pour ces films amateurs, pourtant tournés par des inconnus ?

Ces films sont uniques. Le film amateur est en général un film inversible, un positif direct. C’est-à-dire que le film que vous projetez est le film qui était dans la caméra et qu’il n’y a en général pas de copie. Et ce film n’a pas d’équivalent cinématographique, même dans le documentaire. Ce sont des gens qui filment leur propre vie. En général, ils filment les gens qu’ils aiment, et ces films emmagasinent, capturent un peu de ces sentiments pour les êtres aimés qui sont fixés sur la pellicule.

Il y a aussi un côté voyeur, qui est intimement lié au cinéma lui-même, au cinéma de fiction : nous nous enfermons dans le noir pour regarder des vies se dérouler sur un écran, pour nous faire conter des histoires. Et là, avec ces films amateurs, nous voyons la vie d’inconnus se dérouler devant nos yeux. Ces films à l’origine n’ont pas été tournés pour être vus en dehors du cercle familial, de l’intimité de leurs auteurs.

Et il y a un côté pochette-surprise lorsqu’on trouve une bobine, alors que l’on ne sait pas ce qu’il y a dessus. Il peut y avoir des indications, des dates ou des noms sur l’amorce, sur la boîte du film, mais parfois ce ne sont pas les bonnes, car la bobine a été mise dans une autre boîte… On ne sait jamais ce que l’on va découvrir, et c’est fortement addictif.

Quel rapport entretenez-vous avec ces images du passé ? Y trouvez-vous un grand livre d’histoires, un accès privilégié à l’humanité des autres ou encore un élixir de jouvence ?

Un peu tout cela en même temps et encore beaucoup d’autres choses. C’est d’abord du cinéma brut, où l’on retrouve la finalité de l’invention des frères Lumière, un instrument scientifique qui permet d’enregistrer le réel et de le restituer à une foule de spectateurs. C’est du temps enregistré, du temps qui n’est plus et qui pourtant nous est rendu, qui revit devant nos yeux. La plupart des personnes sur les films sont mortes et, pourtant, grâce au cinéma, elles continuent de vivre encore, à nouveau. Avec l’âge, j’ai un rapport au temps particulier. C’est un lieu commun de dire qu’on ne se voit pas vieillir, mais dans mon cas ça dépasse tout ce que l’on peut imaginer. Je ne me suis même pas senti exister, je n’ai pas vu la vie passer. J’ai l’impression d’être un adolescent, d’avoir vingt ans dans ma tête, et le temps me rattrape finalement, ce qui a récemment provoqué des crises d’angoisse terribles et des moments de déprime profonde. Comme le dit le poète, les ombres s’allongent. En voyant ces inconnus sur les films, mes semblables, je me demande ce qu’ont été leurs vies et parfois j’imagine leur histoire. Ce qui, en fin de compte, force à un moment ou à un autre à interroger sa propre vie. Ces films sont un peu de nous-mêmes.

Le film repose sur un travail de montage colossal. Comment avez-vous fait votre tri ? Comment s’est déroulé ce processus dans la durée ?

J’ai d’abord dû visionner et dérusher des centaines et des centaines d’heures de films qu’il a fallu projeter, avec des projecteurs assez anciens, notamment pour les films en 9,5mm. Le 9,5 est un format très intéressant, qui fête son centenaire cette année, car il a été inventé en 1922 par Pathé. La perforation centrale fait que la surface d’image est conséquente, et se rapproche d’une image 16mm. Et lorsque les films ont été bien exposés, bien développés et bien conservés, on peut obtenir des images centenaires de très belle qualité, d’un monde totalement révolu. Alors il faut projeter ces films en en prenant grand soin de ne pas abîmer la pellicule. Le problème des films amateurs, c’est que vous pouvez vous retrouver parfois, souvent, avec des kilomètres de films inintéressants, mal filmés, où il n’y a qu’un plan ou deux à prendre. Mais ces plans vous sautent aux yeux, ils vous disent « prends-moi, prends-moi » et sont comme une évidence.

J’ai donc commencé à sélectionner les films ou parfois juste les plans qui avaient du sens, les séquences où il se passait quelque chose dans chacun de ces films, pour les mettre de côté et les numériser. Les films très anciens ou abîmés, je me refusais à trop les manipuler à cause de la fragilité du support, et je devais numériser toute la bobine. Dans les films en bon état, je pouvais aller prélever les plans ou séquences utiles dans la bobine, les couper afin de ne numériser que les parties intéressantes, en marquant bien le prélèvement afin de restituer la partie coupée dans la bobine ultérieurement. J’ai ainsi numérisé parmi des centaines et des centaines d’heures de projection plus de 72 heures de film, ce qui représente quand même trois jours entiers de visionnage si vous regardez tout d’affilée !

J’ai ensuite tagué ces 72 heures, c’est-à-dire que j’ai mis des indications sur chaque film, qui me permettaient de retrouver chaque plan ou séquence par thème, sujet, etc. Par exemple, chaque fois que je voyais des gens qui dansaient, je mettais un tag « danse ». Cela m’a permis de retrouver facilement tous les plans nécessaires pour monter la séquence finale, avant le générique de fin, où les gens dansent sur la chanson de Benjamin Biolay.

Comment avez-vous décidé du rythme, avec ces plans très courts ?

Une fois tout le métrage tagué (ce qui m’a en plus aidé à avoir les films bien en tête), j’ai commencé un bout à bout très large que je réduisais au fur et à mesure, soit en supprimant des séquences, soit en montant plus « cut » les séquences montées. J’avais placé de la musique dont je n’avais pas les droits pour donner des indications de couleur – énergique, mélancolique, etc. – ou de rythme. J’enregistrais la voix off avec un petit enregistreur et je la plaçais sur le montage. Je suis arrivé ainsi à monter tout seul un bout à bout de trois heures, que j’ai réduit encore à un peu plus de deux heures, et à partir de ce moment j’ai travaillé successivement avec une monteuse, Svetlana Vaynblat, et un monteur, Thomas Marchand, car le montage a été interrompu pendant le confinement. Entre-temps, nous avions eu les maquettes de Benjamin Biolay et nous avons pu monter sur les vraies musiques. Ce qui est amusant, c’est qu’avec Svetlana et Thomas on travaillait essentiellement à partir du bout à bout déjà construit, mais, lorsqu’ils cherchaient des plans manquants et commençaient à s’aventurer dans les 72 heures de rushes, le vertige les prenait un peu à voir tous ces plans et séquences disponibles.

En voix off, vous racontez différentes histoires : une histoire personnelle, les histoires des autres et une certaine histoire du cinéma. Comment se sont mêlés ces récits et comment s’est passée l’écriture de la narration ?

J’ai commencé à écrire une trame qui constituait la voix off narrative. J’aime beaucoup les voix off au cinéma, y compris dans les films de fiction, car j’aime qu’on me raconte une histoire. La voix off assume de raconter une histoire, comme les histoires que l’on vous lisait enfant. Là c’était en quelque sorte un passage obligé car je savais qu’il allait manquer dans les images de nombreuses choses qu’il allait falloir raconter et expliquer. Effectivement, plusieurs histoires de différents niveaux se superposent et s’entremêlent. J’ai voulu construire des ponts ou des passages entre ces différentes histoires, qu’elles se répondent ; parfois c’est fait visuellement, à d’autres moments c’est simplement la narration qui pointe la similitude des évènements qui me sont arrivés et qu’ont vécus mes ancêtres avant moi. Et l’histoire du cinéma est partout présente car Et j’aime à la fureur ne raconte après tout que les histoires de personnages qui tous à leur manière voulaient tourner des films et « faire du cinéma ».

J’ai écrit la voix off quelquefois en pensant aux images des films que j’avais déjà et que je connaissais, parfois en racontant des épisodes de ma vie que je souhaitais relater mais pour lesquels je n’avais pas d’images correspondantes, en me disant que je les trouverais plus tard. J’avais parfois des photos mais pas d’images filmées, par exemple le mur qu’a construit mon père pour séparer la maison en deux lorsqu’il vivait avec sa maîtresse. Avec la voix off j’ai essayé là encore comme au montage d’élaguer, d’épurer pour ne pas être trop bavard, d’avoir du style tout en ne me prenant pas au sérieux, de garder le ton d’ironie légère qui sied au propos du film.

Quelles sont la part des souvenirs, la part de documentation et la part de fiction de ces différentes histoires ?

J’ai envie de dire que tout ce qui est raconté dans le film est vrai, et est basé sur des faits réels et documentés. À partir du moment où l’on décide de raconter sa vie, on se doit d’être sincère, sinon la démarche devient moins intéressante, voire futile. Les souvenirs sont trompeurs, on s’invente ceux qui nous arrangent, néanmoins j’ai essayé de raconter ce qui m’est arrivé de la manière la plus objective possible, même si certaines des histoires racontées sont dures à croire. Ainsi, peu de gens peuvent imaginer que je me nourris essentiellement de frites depuis que je suis petit, c’est pourtant aussi réel et véridique que c’est ridicule. J’ai essayé de me documenter le plus possible pour ce qui concernait la partie historique de mes ancêtres, de ma famille. J’ai par exemple retrouvé des brevets des inventions de mon arrière-arrière-grand-père.

Mais à de très rares moments il y a ce que j’appellerais des « écarts fictionnels », des choses inventées afin de servir un propos. Ainsi l’épisode du cirque avec le fils d’Expedit qui part aux États-Unis et tombe amoureux d’une funambule est inspiré par l’un des membres de ma famille un peu iconoclaste, mais ça n’avait rien à voir avec l’histoire du cirque racontée ici. J’adore l’univers du cirque et des forains, les films de Tod Browning et les romans de Fredric Brown. Et puis les forains, c’est aussi l’origine de l’exploitation du cinéma, ou l’exploitation du cinéma des origines. J’ai trouvé cette bobine tournée backstage par un des membres du cirque Ringling Brothers, et je la trouvais tellement extraordinaire que j’ai absolument voulu en placer des extraits dans le film. Et plus tard j’ai déniché d’autres films de cirque avec notamment l’homme-canon. Et j’ai écrit cette histoire qui pose la question essentielle sous-jacente à tout le film, celle du destin et de notre volonté de maîtriser ce qui nous arrive dans notre vie. C’est aussi un écho au docteur Lebrun, qui toute sa vie rêvait de faire du cinéma, est devenu médecin et l’a regretté. Donc même les quelques éléments inventés ont quelque chose de véridique.

Y a-t-il des enjeux particuliers et des démarches à effectuer lorsqu’on utilise ce genre d’images privées ? Avez-vous été en contact avec certains des individus présents dans votre film ?

J’ai bien évidemment tenté de contacter toutes les personnes apparaissant à l’image et susceptibles d’être encore en vie, ainsi que les cinéastes ayant tourné certains des films utilisés quand j’avais un nom sur un rare générique ou des indications trouvées dans des boîtes. Pour des raisons légales, mais surtout éthiques ou morales. Pour les films très anciens comme les Pathé-Baby des années 1920 et 1930, plus personne n’est vivant. Même les bébés qui apparaissent sur les films sont probablement décédés. J’ai parfois eu du mal à retrouver des personnes que je connaissais et dont j’avais perdu la trace, comme Sabine, ma première petite amie d’Ambleteuse, qui s’est mariée et a changé de nom. Finalement c’est elle qui, grâce à un article paru dans La voix du Nord lors de la sortie du film, m’a contacté. Et j’ai ainsi obtenu son autorisation et celle de son frère a posteriori pour l’utilisation des films où ils apparaissent.

Je cherche toujours à connaître les histoires derrière les films que je trouve, leur origine, leur auteur, à en apprendre le plus possible. On peut légitimement argumenter que ces films n’ont pas été tournés pour être offerts au regard du public, ils étaient à l’origine destinés à un cercle familial fermé. Mais le temps ayant fait son œuvre et les personnes étant désormais disparues, j’ose espérer que je n’ai trahi aucun des sujets filmés, ni aucun de ces cinéastes anonymes en utilisant leurs images pour construire mon film. Ces gens filmaient après tout pour laisser des traces de leurs vies, et je n’ai fait que les remettre en lumière le temps d’un instant fugace, comme lorsque l’on charge un film dans le projecteur pour faire jaillir les images à travers le faisceau lumineux, et que ces images mouvantes s’animent et reprennent vie, ou du moins vous donnent l’illusion de la vie.

Il se passe quelque chose de captivant avec votre film : on a l’impression que quiconque peut y projeter et y confronter ses propres chimères – ce que vous faites d’ailleurs. En avez-vous pris conscience ? Comment expliquez-vous ce que suscitent ces fantômes ?

Je pense que c’est justement par le fait que ces films sont une sorte de patrimoine commun, une part de nous-mêmes. C’était un peu l’idée de départ de ma démarche, raconter sa vie avec les images des autres pour tenter de trouver ce qu’il y avait peut-être en partage, même si c’était un concept assez flou. Surtout je ne savais pas du tout si ça pouvait fonctionner. Depuis que je présente le film un peu partout dans des festivals, je m’aperçois que les gens se retrouvent dans le film, que ce dernier éveille souvent l’irruption de souvenirs chez les spectateurs, parfois même des réactions émotionnelles fortes. Il provoque parfois des larmes, ce qui est paradoxal, car je souhaitais faire un feel good movie. Vous citez les fantômes, à juste raison. Le titre anglais du film est Flickering Ghosts of Loves Gone By ; faire apparaître les fantômes, c’est l’essence même du cinéma.

Comment s’est passée votre collaboration avec Benjamin Biolay, qui signe la musique ?

Benjamin a accepté de composer la musique après avoir visionné un bout à bout qui devait faire plus de deux heures trente. Je l’ai rassuré en lui disant que le film serait plus court à l’arrivée ; il s’est enthousiasmé pour le projet et a composé plus de 65 morceaux. Il m’a confié qu’il n’avait jamais autant composé pour un seul projet. Je lui ai laissé entière carte blanche, avec pour seule consigne de se faire plaisir. Quand on a la chance d’avoir un artiste comme Biolay qui compose votre bande-son, vous ne lui dites pas ce qu’il faut faire. Les images utilisées, le thème du film lui-même l’ont bien inspiré. Le mélange des époques diverses permettait de nombreux styles différents qui vont de morceaux rock ou funky à de purs moments musicaux majestueux avec cordes ou piano seul. Il m’a juste demandé quels instruments j’aimais bien, et je lui ai donné quelques indications telles que les pianos électriques rétro, Wurlitzer ou Rhodes dont j’adore le son, les sifflements comme dans les musiques des comédies françaises des années 1980, des pizzicati, etc. Et à l’arrivée il y avait tout ça dans les musiques, y compris les pizzicati et les sifflements !

Et puis il a tellement aimé le projet qu’il a composé des chansons, ce que par contrat il n’avait pas à faire. Avoir la chance de le voir travailler en studio est le plus beau souvenir que je garde du film. Il m’a même fait chanter pour faire le chœur d’un morceau, la bossa-nova sur la séquence du train… Il m’a dit : « André, il faut que tu chantes dans ton film » ! Je lui suis extrêmement redevable, car la musique est un personnage du film, au même titre qu’Expedit ou Tante Lucette… Beaucoup de gens l’ignorent, c’est une spécificité française, mais ici le compositeur de musique originale d’un film est considéré comme le troisième auteur à part entière du film, avec le réalisateur et le scénariste.

Le magnifique titre du film est tiré d’un poème de Charles Baudelaire, et souligne ce qui est au cœur de votre film : l’amour comme moteur du monde et du cinéma. Comment cette idée et ce titre se sont-ils imposés à vous et au film ?

Je suis un fan absolu de Baudelaire, quelqu’un qui avait tout compris à la nature humaine, à son époque, au monde dans lequel il vivait. Les seules Fleurs du mal, c’est d’une richesse infinie, d’une profondeur vertigineuse, en plus de contenir sans doute les plus beaux vers de la langue française. Il y a tout : la douleur d’aimer, l’essence de l’amour physique, le temps qui nous emprisonne… Comment, en quelques mots choisis, exprimer aussi bien l’indicible, dans une beauté formelle magnifique. Les choses où le son se mêle à la lumière, c’est une très belle définition avant l’heure du cinéma d’un Baudelaire décidément visionnaire. Et j’aime à la fureur était donc une évidence pour le titre car effectivement le film dit l’amour des femmes et celui du cinéma, le cinéma qui m’a aidé à vivre et à appréhender le monde. Et il dit la passion ; on aime avec fureur, passionnément, sans limite.


21 novembre 2022