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Heimat is a Space in Time

Numéro : 197
DVD offert avec la version papier pour les abonné.e.s, ou lors de l'achat du numéro sur notre boutique en ligne : Les mises en scène du pouvoir

Note : le DVD est offert avec la version papier du n°197 pour les abonné.e.s ou lors de l’achat du numéro sur notre boutique en ligne.

PAR BRUNO DEQUEN

Près de 4 heures de film pour retracer la vie d’une famille allemande des années 1910 à nos jours en cinq chapitres. Une esthétique sobre et méthodique qui n’utilise que la voix off du cinéaste et de longs plans cadrant des documents d’archives ou observant des paysages et des lieux publics contemporains. La lecture monotone de lettres brillamment écrites par des intellectuels de l’Allemagne de l’Est. D’entrée de jeu, le film de Thomas Heise s’impose comme une œuvre majeure et exigeante qu’il s’agit de prendre au sérieux, tout en mettant au défi quiconque de réussir à la circonscrire.

Ainsi, il n’est pas surprenant que bon nombre de textes se soient limités à mettre en valeur certains passages précis. Comment ne pas mentionner cet inoubliable et interminable plan sur un document listant un par un des déportés juifs qui s’accompagne du récit vu de l’intérieur de la famille de la mère du cinéaste, laquelle finira exterminée ? Outre son impact immédiat, un tel passage est d’autant plus mémorable que le lien entre l’image et le son est évident. Or, il n’est pas nécessairement représentatif d’une grande partie de la démarche du film, qui vise plutôt à repenser constamment cette dynamique afin de nous encourager à reconsidérer notre rapport à l’Histoire et à la société.

Disons-le simplement : il y aurait eu de multiples façons de mettre en scène les correspondances qui forment la base narrative de ce film. D’une part, leur lecture aurait pu être faite par des acteurs et actrices interprétant les protagonistes. Chaque passage aurait pu être illustré par des images familiales privées (ce qui est parfois, mais rarement le cas ici) ou, faute de matériel, par des archives du domaine public. Or, non seulement Heise se charge-t-il de l’intégralité de la narration, mais il alterne sa matière entre archives et images contemporaines selon une logique qui est tout sauf illustrative. Pensons notamment à l’introduction d’Edith, la grand-mère du cinéaste, dont la tentative d’autobiographie précoce donnée en lecture est accompagnée d’un plan de vitre brouillée par la pluie d’un tramway. Dans Heimat, l’image vient moins expliciter le son que tenter un déploiement du sens qui s’accordera à la sensibilité de celui et celle qui regarde. À mesure qu’Edith décrit avec une certaine amertume sa vie de jeune fille juive à Vienne, le tramway nous rappelle un temps révolu, la pluie teinte le récit d’une mélancolie palpable, les images du présent nous invitent à imaginer peut-être celles et ceux qui, encore de nos jours, parcourent ces rues avec une inquiétude chevillée au corps. Autant de pistes possibles que nous avons la liberté d’emprunter. Et surtout, autant de portes ouvertes qui empêchent le film de n’être qu’un document historique.

Dès le mystérieux prologue, Heise annonce d’ailleurs ses intentions. Sur une pancarte perdue au fond des bois, l’inscription suivante : « Selon la légende se trouvait ici la maison de grand-mère ». Cette image est immédiatement suivie de quatre plans sur des figurines en carton représentant le conte du petit Chaperon rouge. Une vieille photographie d’un enfant tenant un drapeau allemand démesuré clôt cette étrange entrée en matière. Trop rarement évoquée, cette surprenante introduction ne serait-elle pas l’amorce d’une grille de lecture pour ce qui va suivre ? Chose certaine, ces plans invitent à relier le travail de recherche historique effectué par le cinéaste à la forme du conte. Car tout récit, aussi documenté soit-il, ne peut que « fictionnaliser » en partie le réel, ne serait-ce que par l’agencement ordonné des éléments disparates qui le composent. De ce point de vue, Heise nous convie d’entrée de jeu à parcourir son récit de l’Allemagne. Une interprétation que pourrait confirmer cette image de l’enfant aux prises avec un drapeau – un pays, une Histoire – trop grand pour lui. N’est-ce pas ainsi qu’il faut lire l’affiche même du film montrant un dessin d’enfant ?

Or, si effectivement, le film s’intitulait L’Allemagne selon Thomas, quelle en serait la vision d’ensemble ? Dans un premier temps, il s’agirait du récit d’une famille aux prises avec les bouleversements de l’histoire allemande du XXe siècle, de l’horreur meurtrière de la Première Guerre mondiale à la difficile réunification des années 1990, en passant par l’époque trouble de la Stasi et des désillusions du communisme. À cela s’ajoutent de grandes correspondances amoureuses sur plusieurs générations, dont le romantisme à l’ancienne est souvent juxtaposé, non sans ironie, à des images d’un présent trop pressé pour accueillir de telles missives ou tout simplement détaché de tels codes. Comment ainsi ne pas se rappeler qu’une des lettres les plus intenses du premier amant de la mère du cinéaste est narrée sur fond de graffiti représentant un pénis aux dents de requin ! Derrière une sobriété rigoureuse, Heise n’est pas dénué d’un humour pince-sans-rire, comme le rappelle son utilisation à deux reprises d’un lied joyeux invitant à accepter toute chose sans excès d’inquiétude.

Enfin, comme nous le rappelle le dernier chapitre, il s’agit avant tout du film d’un fils sur ses parents, deux intellectuels aux prises avec leur époque. Et par là même d’une réflexion sur ce qu’est un rapport engagé au monde, que l’on soit universitaire ou artiste. Pour Rosie, la mère du cinéaste, la pensée passe par une certaine forme de mise à distance, illustrée par le nombre d’auteurs qu’elle cite. Ainsi, dans une missive mémorable, elle tente d’exprimer ses sentiments envers le suicide d’une connaissance à travers des références à Borges, Strindberg, Aragon et Philoctète. Un perpétuel pas de côté qu’Heise résume parfaitement lorsque, la contemplant au terme de sa vie, il finit par déclarer : « Elle observe ce qui lui arrive. » Mais pour Wolfgang, le père du cinéaste, tout discours théorique ne pouvait qu’être secondaire face à un principe inébranlable : « demeurer décent ». Tout conte a une morale.


20 janvier 2021