Jimmywork
Numéro : 173« What’s the plan Jimmy ? »
par Bruno Dequen
Dix ans après sa sortie, Jimmywork est un objet particulièrement singulier au sein de la cinématographie québécoise. Au sens littéral d’abord, puisque ce film demeure à ce jour le seul de son auteur. Monteur de formation, Simon Sauvé a conçu cette réalisation à partir de plus de 200 heures de rushes tournés sur trois ans. À l’époque, ce docufiction présenté dans un noir et blanc aussi rêche que son protagoniste, un quinquagénaire acariâtre du Mile End en quête d’un « gros coup », est apparu comme un véritable ovni, objet impoli lancé au visage d’une industrie en plein état de grâce commerciale, dominée par les superproductions patrimoniales (Le survenant, Aurore, Maurice Richard) et les films d’auteur rassembleurs (C.R.A.Z.Y). Rétrospectivement, Jimmywork fait figure d’œuvre charnière. Par son esthétique do it yourself, son caractère hybride et l’âpreté de son personnage principal, il est le fils illégitime d’un Robert Morin et anticipe en partie les univers moins lumineux, plus ambigus et désenchantés de la génération de cinéastes à venir.
Revoir Jimmywork en 2015, c’est être de prime abord confronté à une esthétique fauchée qui n’existe plus. À l’image de nombreux projets indépendants du début des années 2000 tournés en vidéo (dont Les états nordiques peut aujourd’hui être considéré comme le fer de lance), Jimmywork affiche d’emblée sa marginalité par le manque de « définition » de ses images, phénomène qui a presque complètement disparu de nos écrans avec l’évolution technologique des dernières années. Or, cette esthétique (in)volontaire joue une triple fonction dans le film.
Elle symbolise tout d’abord l’état mental et social de Jimmy. Grand barbu anglophone solitaire, aussi grognon qu’imprévisible, Jimmy n’a rien d’une personnalité inspirante. Toujours une bière ou une cigarette à la main, il râle sans cesse tout en espérant concevoir le plan magique qui lui permettra enfin de remporter le gros lot. Lorsque sa tentative de vendre de fausses publicités vidéo au Festival Western de St-Tite échoue, il décide d’organiser un improbable vol de leur entrepôt de bière.
C’est ce plan foireux d’un petit criminel de bas étage que suit tant bien que mal une caméra vidéo portée à l’épaule, instable et la plupart du temps sous-exposée. Une telle approche permet également de rappeler constamment l’aspect documentaire du projet. Dès les premières scènes, Jimmy s’adresse au cinéaste, qui affichera ouvertement sa présence tout au long du film, par la parole ou par les gestes, réajustant sans arrêt sa caméra. Or, si ce procédé réflexif n’est pas nouveau, Simon Sauvé réussit à lui insuffler suffisamment d’ambiguïté pour le rendre passionnant. Tout d’abord complice silencieux et empathique, son personnage de cinéaste devient progressivement le petit diable qui souffle ses conseils à l’oreille de Jimmy, dans l’espoir de le voir transformer sa vie morne en véritable film, mais pour ensuite faire marche arrière et tenter de dissuader ses comparses. Jimmywork serait ainsi un documentaire qui tenterait maladroitement de devenir une fiction criminelle américaine apprêtée à la sauce de chez nous, St-Tite remplaçant l’Ouest américain et un entrepôt de bière Molson, les baraquements de Fort Knox. Et le cinéaste de manipuler des centaines d’heures de tournage pour transformer un Montréalais sans envergure en sombre cowboy solitaire qui disparaîtra finalement à l’arrière-plan d’une autoroute tel un John Wayne de la campagne québécoise.
Cette « ambition hollywoodienne » n’est jamais aussi passionnante que lors du fameux braquage de l’entrepôt de bière. Tourné de nuit, cette tentative de vol ressemble à une version amateur et catastrophique de l’assaut final de Zero Dark Thirty. Simon Sauvé use habilement du manque de définition de sa caméra pour alterner les plans presque totalement obscurs et ceux en « mode nuit » surréalistes. Outre le fait que les limitations techniques lui permettent de plonger le spectateur au cœur du chaos de son entreprise, la séquence prend progressivement l’allure d’un délire abstrait. Les hurlements se superposent à des images à la limite de la lisibilité. L’obscurité fait subitement place à des visions rougeâtres cauchemardesques, et le film se transforme en expérience sensorielle unique, proche du cinéma d’avant-garde. Certes, Jimmy n’est pas John Wayne. Mais Jimmywork demeure un sacré voyage.
17 août 2015