La théorie du tout
Numéro : 179Québec, village global
par Gérard Grugeau
Tout film est matière, amalgame de sons et de fragments de lumière, fragile réceptacle du temps qui passe. Dès les premiers plans magnifiquement cadrés, bientôt portés par l’écho plaintif d’une contrebasse, notre attention est happée par le mouvement du monde. Si on n’en joue pas, les instruments de musique meurent, nous dit-on, avant de commencer le voyage. Belle métaphore d’une pratique de cinéma qui confère d’emblée au réel toute sa matérialité vibrante et redonne foi à ses acteurs en leur pouvoir imaginaire pour que les lendemains à habiter soient à la hauteur du rêve. Second long métrage documentaire de Céline Baril, La théorie du tout se présente sous la forme d’un brillant essai qui rappelle par sa structure ouverte et musicale les œuvres de Johan van der Keuken. Serti dans un somptueux noir et blanc, le film nous offre un regard pénétrant sur le Québec et ses régions à l’heure de la mondialisation où émerge une conscience planétaire taraudée par l’inquiétude et le désir de changement. Au fil des rencontres avec ceux et celles qui habitent et fondent le territoire, la cinéaste filme les activités humaines et une pensée politique en action qui interroge le présent tout en l’inscrivant dans une perspective historique aussi lucide qu’éclairante. Arpenteur du réel, le cinéma se fait alors démarche archéologique, dévoilant les strates de la chaîne de la vie aujourd’hui menacée. Dans sa diversité même, le territoire est un être vivant qui porte les cicatrices d’un passé lourd comme un carcan de misères. Les paysages disent les origines à travers les traumatismes de la croûte terrestre et le souvenir des ancêtres défricheurs partis au loin sur les chantiers hante les consciences reconnaissantes d’un présent ancré dans la modernité. Si les traces d’une mémoire religieuse balayée par l’Histoire balisent encore l’espace, vestiges d’un temps aussi oppressant que rassurant où l’ordre du monde allait de soi, la marche du progrès a désormais pris le pas sur tout, au point de compromettre aujourd’hui l’équilibre naturel. Épuisement des ressources ou gestion à court terme, fermetures des usines, mort des petites communautés, migration et suicides des jeunes : le constat est inquiétant, mais l’attachement au territoire et la conscience sociale qu’il génère ouvrent sur d’autres possibles à hauteur d’homme, forgés à même la sagesse populaire d’une communauté humaine aussi généreuse qu’aventurière. Résolument tournée vers l’avenir, Céline Baril rend hommage aux « patenteux » et aux forces vives d’un peuple qui a lutté et continue de batailler fort pour inventer au jour le jour la fiction d’un monde en devenir. Et, en partant du réel, en regardant vivre le territoire et ceux qui l’incarnent, le cinéma donne corps à de nouvelles utopies en marche. Ce faisant, La théorie du tout participe de par sa construction par strates et l’enchaînement sensible de ses plans à ce nouvel état du monde en gestation qui rêve de lendemains solidaires. Non seulement le film sécrète-t-il une harmonie formelle qui fusionne personnages et paysages, mais aussi crée-t-il du lien – et du liant – pour renforcer à sa modeste mesure cette chaîne de la vie dont l’homme constitue le maillon critique dans le concert du village global. Dans un dernier témoignage éloquent où un père et ses deux filles racontent un voyage en mer sur la trace des ancêtres qui a failli mal tourner, Céline Baril nous laisse sur une formidable leçon de vie qui prend des allures de conte ou de légende. Entre le proche et le lointain, l’immensité et l’intime, le pouvoir unificateur du cinéma ressoude symboliquement la grande famille humaine pour la poursuite du monde. Tout en invitant chacun d’entre nous à se redéfinir.
Ce texte a été publié initialement dans le numéro 144 de 24 images, paru en octobre 2009.
3 octobre 2016