Le fantôme de l’opératrice
Numéro : 161La voix qui sourit
par Gérard Grugeau
Depuis au moins le Nosferatu de Murnau (1922), nous savons que le cinéma est le terrain de prédilection des fantômes et que ceux-ci aiment volontiers venir à notre rencontre. Les histoires de fantômes ont, bien sûr, partie liée avec l’invisible et, comme de raison, ce premier long métrage documentaire indépendant de Catherine Martel atteste de cette dimension onirique. La part d’invisible ici revient à l’histoire d’une main-d’œuvre féminine qui a traversé le XXe siècle : celle des téléphonistes de l’ombre, chevilles ouvrières du progrès technologique en marche. Pourtant à l’avant-garde de l’innovation, ces femmes, qui ont fortement marqué la conscience collective avec « leur voix qui sourit », avant de devenir les silhouettes aussi glamour que fugitives du monde émergent des relations publiques, seront bientôt laissées sur la touche par les nouvelles stratégies de production et de mise en marché des grands réseaux de communication de l’heure. À la croisée de la science et de la fiction, Le fantôme de l’opératrice prend acte de l’effacement de ces femmes sacrifiées sur l’autel de la modernité tout en faisant renaître éloquemment à l’écran le spectre évanescent de cette communauté humaine oubliée.
Si ce désir de renaissance porté par la cinéaste suscite une lecture historique et féministe des progrès technologiques du siècle passé, il s’ancre avant tout dans l’expérimentation et des considérations esthétiques qui relèvent ici de la compilation et du collage. Composé de matériel recyclé et intégré (quelque 125 films industriels et publicitaires produits en leur temps par les compagnies de téléphone et films de gestion scientifique du travail), cette entreprise de résurrection donne lieu à une sorte de récit spectral émanant des marges intangibles du cinéma qui a nécessité huit années de réalisation et plus de 50 semaines de montage sur une période de quatre ans. C’est dire le caractère titanesque de cette aventure archéologique visuellement stimulante, tout aussi ambitieuse que La mémoire des anges (2008) de Luc Bourdon, œuvre qui, elle aussi, laissait parler d’elles-mêmes des images souvent orphelines en faisant appel à la grâce révélatrice du montage et de ses associations. Ce vivier mémoriel porteur de sa propre réalité iconographique et sociale, Caroline Martel se le réapproprie pour y inscrire, par une sorte de stratégie de détournement et de mise en abîme, le regard créatif de l’artiste interrogeant l’idée même de la représentation. À l’imagerie commerciale de ces femmes accédant à la fois à une forme d’autonomie à l’aide du monde du travail, mais vite instrumentalisées et dévorées par « les machines à rêves » déshumanisantes d’une industrie qui multiplie les constructions artificielles pour s’accomplir dans la réification de toute chose (ici, une voix de synthèse standardisée succède à « la voix qui sourit »), la cinéaste greffe subtilement la puissance mimétique du cinéma. Une puissance mimétique qui donne à ce fascinant retour d’entre les morts que constitue Le fantôme de l’opératrice l’aura d’un récit revivifié, tout droit sorti des limbes de notre imaginaire collectif.
Si, par sa seule existence, le récit entérine la trace temporelle et l’unicité de ces vestiges du réel que représentent tous ces petits films face à l’histoire, il se nimbe par ailleurs d’une empreinte fantomatique que la cinéaste produit notamment par le recours à une voix hors champ (celle de la comédienne Pascale Montpetit) qui nous guide à travers la ronde des images éphémères resurgissant du passé comme une rumeur assourdie. Cette voix humaine s’adresse à nous chargée du souvenir d’autres voix domestiquées par la machine de production, aujourd’hui assujetties à la grande mutation informatique et virtuelle. Mais, paradoxalement, le verbe de cette narratrice d’outre-tombe se fait chair en convoquant à l’écran la présence d’une absence, comme s’il devenait à nos yeux la projection fantasmagorique ou le troublant négatif de ces images d’entreprises lourdes d’ambivalence. Au moyen de cette voix et des subtilités du montage prend forme un espace qui ouvre un nouveau chemin d’accès aux images et met en lumière une réalité occultée. Ce faisant, Caroline Martel instille un supplément d’âme au cœur de la représentation mystifiante de la logique marchande. « Plus les machines à rêves sont fortes, nous murmure la voix, plus marquées sont les zones d’ombres qu’elles laissent derrière elles. » Grâce aux potentialités du cinéma, grâce aux réverbérations des sons et des images au-delà du temps, les échos de jadis éclairent aujourd’hui et habitent déjà demain.
Québec, 2004. Scé., ré. et prod. : Caroline Martel. Voix off : Pascale Montpetit. Mont. : Annie Jean. Son : Sylvain Bellemare. Mus. : René Lussier. 65 minutes.
22 août 2013