Le film de Bazin
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Dans ses mots comme dans son cinéma, Pierre Hébert prend le temps de réfléchir chacune des images, de s’arrêter sur le plus insignifiant des photogrammes pour en déployer toute la puissance. De ses premières œuvres à l’ONF, comme Souvenirs de guerre (1981) ou Étienne et Sara (1984), à ses performances récentes à travers le monde, son cinéma s’est affirmé comme une pierre angulaire de l’animation québécoise. Ces dernières années, sa série « Lieux et monuments » fait se rencontrer les techniques traditionnelles de grattage de pellicule et les interventions numériques pour repenser l’héritage laissé par les grands noms du cinéma d’animation, tels que Len Lye et Norman McLaren. Dans Le film de Bazin, il adresse une lettre d’amour au fondateur des Cahiers du cinéma en suivant ses traces en Charente-Maritime où il prévoyait de tourner un film avant que la mort ne le rattrape. Ce grand monsieur de l’animation, avec l’humilité et la vivacité d’esprit qui ont toujours caractérisé son travail, nous accorde ici quelques mots sur ce projet.
Le film de Bazin (2017) est d’abord un voyage où à la vision classique du geste d’animation cantonné dans le studio répond un mouvement d’exploration de l’espace. Es-tu d’accord avec cette idée ?
Le projet global de Lieux et monuments s’est développé au fil des voyages que j’ai faits pour les tournées de performance pendant lesquelles j’ai commencé à rassembler des images autour du monde. Chaque film est ainsi le récit d’un voyage. C’était le cas pour Le film de Bazin même si alors ce n’était pas le hasard des performances qui me guidait, mais mon intérêt pour Bazin partagé avec mon ami Hervé Joubert-Laurencin. La découverte du texte de Bazin qui devait devenir ce film nous a amenés à aller explorer cet espace et cette histoire. C’est ainsi qu’on a organisé un tournage en Charente-Maritime pour suivre les pas de Bazin qui a lui-même parcouru cette province pour voir les églises romanes. Il a été possible de financer ce premier tournage et d’en faire une exploration libre au cours de laquelle nous ne savions pas exactement où nous allions. Le début du film était autant une aventure, une exploration et un voyage qu’une campagne de tournage.
Peux-tu nous parler un peu de ce texte qui donne naissance au film ?
C’est une note que Bazin avait écrite à l’intention de son producteur et qui fut publiée dans le centième numéro des Cahiers du cinéma : numéro qui lui rendait hommage, un an après son décès. Bazin, comme tous les jeunes de la Nouvelle Vague, était critique de cinéma et c’est dans ces années-là que tous ont commencé à faire des courts métrages. Il y a une production impressionnante de courts faits par des cinéastes qui allaient éventuellement devenir célèbres. Bazin avait donc aussi un projet de film qu’il avait développé l’année précédant son décès. Il était soutenu par le même producteur que les autres, Braunberger. C’était une étrange proposition que de faire ce film alors qu’il se savait gravement malade. On peut imaginer qu’il se doutait qu’il ne lui restait que peu de temps, ce qui rend la décision de toute cette entreprise assez étonnante. Il n’en reste aujourd’hui que ce texte, des notes de repérage et des photos. Un ensemble qui constitue un témoignage fascinant sur le film qu’il imaginait.
Comme l’indique le titre de ton film, tu entretiens une certaine proximité avec la tradition critique des cinéastes des Cahiers qui pensent autant le cinéma qu’ils le pratiquent. J’ai le sentiment qu’il serait difficile pour toi de détacher cette pensée du geste cinématographique.
Oui, tout à fait. Dans les années 1960, quand j’ai commencé à m’intéresser au cinéma et à considérer y consacrer ma vie, Bazin était une personnalité importante. Il était décédé en 1958, mais son rôle dans la création des Cahiers et la vénération qu’avaient pour lui les critiques qui collaboraient à la revue contribuaient à perpétuer son aura. À cette époque, autant ses textes que l’effervescence de la Nouvelle Vague étaient importants pour le jeune réalisateur que j’étais. Par la suite, j’ai vécu une déconvenue assez douloureuse. Ce cinéma, surtout celui de Godard, et le mouvement qui lui était lié était une grande inspiration pour moi, mais je commençais à m’apercevoir que c’était une ligne de pensée « réaliste » qui, d’une certaine façon, excluait l’animation du cadre du vrai cinéma. Ainsi, j’ai longtemps été intéressé par cette pensée, tout en me rendant compte que ma pratique d’animation n’y trouvait pas sa place au nom de cette idée de réalisme qui était supposément héritée de Bazin. Je me suis donc retrouvé en porte-à-faux par rapport à ce à quoi j’aurais voulu être associé. Puis, au cours des dix dernières années, des hasards comme mon amitié avec Hervé Joubert-Laurencin, m’ont conduit à revenir aux textes de Bazin. J’ai été témoin des efforts soutenus de plusieurs universitaires à travers le monde qui revenaient dans leurs publications à l’ensemble des textes de Bazin pour aller au-delà de Qu’est-ce que le cinéma et revisiter les poncifs et les idées reçues sur sa pensée, surtout sur le montage et le réalisme. Au moment de faire le film, j’étais donc dans un élan de réconciliation et, quand ses écrits complets ont paru, je me suis fait un devoir de les lire intégralement. Le film est le point d’orgue d’une longue relation personnelle avec Bazin.
Au milieu du film, tu cites : « … l’objectivité photographique ne se borne pas à la restitution de la forme des choses. » L’ambivalence du réalisme chez Bazin est très visible à cet égard. Contrairement au rejet initial que tu as ressenti, on peut deviner ici son désir d’intégration de l’animation, sa volonté d’accorder le fond et la forme et de créer des hybridations.
Dans ma jeunesse, mes premières lectures de Bazin étaient assez superficielles et nourrissaient surtout un enthousiasme pour le cinéma. Je n’avais pas saisi les idées comme celle du « cinéma impur ». En relisant les textes, y compris ceux de Qu’est-ce que le cinéma, en particulier le texte sur le Journal d’un curé de campagne (1936), j’ai été ébloui. Il y fait l’éloge d’une esthétique de la discordance qui rejoint complètement ce que j’essayais de faire. Lorsqu’il parle de l’importance des discordances entre les éléments visuels et sonores dans le film de Bresson, j’ai eu le sentiment de trouver l’expression même de ce que j’ai toujours souhaité.
À l’époque de tes premières lectures, ta pratique était surtout celle de la gravure sur pellicule. Quels ont été les moments importants de ton initiation à cette technique ?
Ça s’est fait d’abord à travers McLaren, puis rapidement de Len Lye. Quand j’étais étudiant au collège classique de Saint-Viateur, un ami et ses camarades de l’École des Beaux-arts qu’il fréquentait s’amusaient à dessiner sur des films 8mm en suivant les pas de McLaren. Dans la foulée, une personne du ciné-club de mon collège m’a donné du 16mm et j’ai décidé d’imiter mes amis des Beaux-arts. J’ai rapidement vu les films de McLaren dont ils me parlaient, ce qui a consolidé ma pratique. Par ailleurs, je n’avais ni les connaissances ni l’argent pour faire de l’animation sous sa forme classique. Je n’avais ni caméra ni banc d’animation pour entreprendre des tournages et l’univers des « cartoons » ne m’intéressait pas. La gravure sur pellicule était la seule forme de cinéma qui correspondait à mes moyens et qui m’attirait. À titre d’exemple, mon premier film m’a coûté 60 $ pour produire un négatif en laboratoire. Certes, c’était une somme importante dans ce temps-là, mais ça restait raisonnable. La gravure sur pellicule a ainsi commencé par un mélange de causes matérielles et un intérêt esthétique pour les cinéastes qui m’ont précédé.
Dans la continuité de ce travail, La série Lieux et monuments opère une transition vers le numérique.
Oui, beaucoup d’éléments sont entrés en compte. Il est certain que le début de la série Lieux et monuments correspond à une période d’éloignement de la gravure sur pellicule. J’ai abandonné celle-ci au moment de mes premières performances numériques avec Bob Ostertag. Le dispositif numérique que Bob avait programmé pour moi excluait techniquement la pratique de la gravure sur pellicule. J’ai employé des techniques plus directes et plus simples à numériser et je me suis éloigné de la gravure en même temps qu’elle s’éloignait de moi. C’est dans ce contexte qu’est née la série Lieux et monuments alors que je captais des images sur les lieux où nous étions pour les intégrer à nos performances. C’était une forme de valorisation du lieu où nous nous trouvions et une contextualisation du travail in situ. Le premier film de la série est né à la suite d’une performance faite avec des images et des sons pris sur la place Campo dei Fiori à Rome devant la statue de Giordano Bruno. C’est la première apparition d’une statue dans le cadre de l’exploration d’un lieu avec l’intention de transfigurer celui-ci à l’aide de l’animation. Le fil conducteur de Lieux et monuments s’est ainsi constitué autour du choc de la prise de vue réelle et de l’animation. Ce n’est que très récemment que j’ai réintroduit la gravure sur pellicule dans cette dynamique.
Pour transfigurer les images, tu emploies beaucoup de techniques qui viennent isoler certains éléments, par exagération des contours ou la rotoscopie entre autres. Comment s’est développée cette hiérarchisation des parties de l’image ?
Lors de la conceptualisation, il y avait deux étapes, deux formes d’intervention qui se situaient dans une sorte d’opposition complémentaire. Il y avait un travail de recomposition des éléments visuels de l’image filmée pour la densifier, en compresser le temps et intensifier les rapports entre les différents éléments. C’était une sorte de chorégraphie des éléments de l’image tournée qui impliquait une certaine approche au moment de la capture : notamment le cadre fixe et une composition de l’image qui facilitaient le découpage par les outils numériques. Dans le film de Bazin, le meilleur exemple est celui de la bêcheuse qui est extraite du cadre physique où elle faisait son activité pour réapparaître ensuite dans d’autres décors, devenant ainsi une métaphore du geste archéologique qui était ma formation initiale à l’université. Cet exemple montre comment les techniques numériques m’ont permis d’extraire et de réorganiser les éléments, un travail qui se retrouve dans tous les films de Lieux et monuments. J’y vois un mouvement de condensation centripète. L’introduction de l’animation dans ces mouvements sous la forme d’une rotoscopie très libre, par le « surlignement » de certains personnages par exemple, agissait plutôt comme une force centrifuge. Je fantasmais là un éclatement de l’image réelle telle qu’elle avait été condensée lors du premier processus.
Tu parles d’archéologie, d’extraction, d’excavation. Ça me renvoie au moment du film où tu écris « nul sentiment de sacrilège dans cette profanation ». Je comprends cette profanation de différentes manières. La plus évidente, c’est l’hybridation des formes que tu viens d’évoquer, mais je crois qu’il y a aussi le sens politique du terme qui a toute son importance dans cette série qui s’ancre dans une réalité plus concrète que tes travaux précédents.
On peut dire ça. C’est sûr que l’hypothèse derrière cette série est que toutes les images cachent plusieurs sens et que la simple présentation brute d’une image ne permet pas d’en livrer immédiatement tous ses sens. Par conséquent, il y a un travail d’excavation qui est nécessaire pour dégager, voire inventer, ses significations. C’est un processus qui prend nécessairement une valeur politique, surtout lorsqu’on intervient sur des images réelles. Dans certains films, ces implications sont plus évidentes comme dans Lieux et Monuments – 1, tourné au terminus d’autobus de Prague ou encore dans La statue de Robert E. Lee à Charlottesville qui traite des statues confédérées et des émeutes dont elles ont été l’objet. Dans Berlin le passage du temps, la dimension politique est présente, mais plus diffuse, et parfois l’approche est plus poétique comme dans John Cage-Alberstadt. Dans Le film de Bazin, l’approche est ancrée dans un rapport historique puisqu’on explore l’écart entre l’année de la visite de Bazin en 1958, qui photographie les églises, et notre passage cinquante ans plus tard devant ces mêmes églises, mais avec un cadre sociologique contemporain. Il y a quelque chose de politique dans l’exploration de cet écart.
Tes interventions entretiennent un rapport très fort à la mémoire, à ce qui va survivre au passage du temps. Ton geste d’animation essaye-t-il de sauvegarder quelque chose ?
Dans la volonté de retrouver les espaces explorés par Bazin cinquante ans plus tôt, il y a évidemment un rapport au passage du temps et aux changements qu’il implique. Ce vertige temporel s’accompagne d’une réflexion sur la mémoire, la disparition, la persistance des choses, la ruine. En ce sens, dans Le film de Bazin, il y a l’introduction des dessins pour la première fois. J’y voyais une façon de matérialiser le fossé temporel entre l’image ancienne et la nouvelle. Il est certain qu’en pratique, ça a fini par prendre des valeurs plus variées. Ce traitement s’insérait dans la continuité d’autres travaux et performances, mais il prend beaucoup plus d’espace dans ce film. L’usage du dessin est devenu par la suite beaucoup plus important et central dans le travail des Lieux et monuments.
Pour conclure, j’aimerais t’entendre sur l’image qui ouvre et conclut Le film de Bazin : le pont transbordeur de Rochefort.
C’est le pont sur lequel Demy a tourné la séquence d’ouverture des Demoiselles de Rochefort (1967). C’est une étrange structure avec une nacelle suspendue à de très hautes charpentes. Elle était très populaire au XIXe siècle pour traverser les fleuves où il y avait beaucoup de trafic maritime. Sa mobilité permettait d’avoir un pont à hauteur de route sans encombrer la voie navigable. Dans le film, cette image devient celle de la mort, du décès de Bazin. J’ai donc passé une journée de tournage sur ce lieu et je n’ai gardé que les images où le mouvement était le plus ambigu. Je voulais qu’on se demande ce qui se passait dans l’image, qu’on ne soit pas certain du mouvement. Le pont transbordeur fait partie des images récurrentes du film. Au début, le commentaire qui accompagne ce plan explicite le rapport avec le décès de Bazin et son film jamais réalisé. À la fin, on revient au pont au moment où le texte de Bazin s’interrompt et où la question de sa mort est soulevée de nouveau. C’est alors une sorte de traversée du Styx, le rapport à la mort y est très présent. Si les premières images avec une caméra placée à l’avant du pont ne permettent pas de déchiffrer précisément ce qui se passe dans l’espace, c’est plus clair dans les séquences qui suivent, mais la fin retourne à l’ambiguïté d’une mort laissée en suspens.
17 septembre 2021