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Le meilleur pays du monde

Numéro : 201
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Ton film s’ouvre sur une dédicace : « À ma famille et leur traversée ». Ce qui nous incite à penser que Le meilleur pays du monde est lié à ton histoire personnelle.

J’ai toujours voulu faire un film sur l’histoire de ma famille, leur immigration miraculeuse. Mes parents font partie des « boat people » des années 1970. Ils ont passé dix jours sur un bateau ; ils ne croyaient pas survivre. Ils sont arrivés au Québec en 1979.

Quand j’étais étudiant en scénarisation à l’Uqàm, j’avais déjà écrit un scénario – un exercice, plus qu’un vrai projet de film. Mais quand j’ai repris l’idée, compte tenu des budgets auxquels nous avons accès, il était évident que je n’allais pas faire un film d’époque. Il s’agissait donc, à partir des faits que je connaissais, de transposer cette histoire dans le temps présent. En même temps de traiter des enjeux qui me préoccupent, de parler d’identité, d’intégration, entre autres choses. Et d’arriver à faire ça avec peu de moyens, en misant sur l’imagination.

Comme un cinéaste ne sait jamais s’il n’est pas en train de tourner son dernier film, je m’en serais voulu de n’avoir pas essayé de parler de notre histoire.

C’est beaucoup à travers le personnage de Hien, le propriétaire du dépanneur, que se manifeste cette volonté de témoigner de l’histoire de ta famille.

À travers tous les autres aussi. Tous sont des émigrants ! Même Alex, le Québécois « de souche », qui est le plus déraciné de tous, comme beaucoup d’hommes « blancs » de cet âge-là. C’est typique de notre époque, quel que soit notre lieu d’origine. Nous sommes tous à la recherche d’un « enracinement ». Le monde change à une telle vitesse que plein de gens se retrouvent à vivre dans un pays qui ne correspond pas à leurs idées.

C’est sûr que chez Hien, je retrouve certains amis de mes parents, cette génération de Vietnamiens qui ne fréquentent que des Vietnamiens et qui maintiennent la division de leur communauté entre communistes et non-communistes, ceux qui ont quitté le pays parce qu’ils étaient pour l’ancien régime : des gens plutôt conservateurs, avec des opinions très tranchées. C’est un milieu que je connais bien et il m’était relativement facile de m’en inspirer pour créer le personnage de Hien.

Le meilleur pays du monde est aussi un film sur la perte : perte d’une mère, pour Junior ; perte d’une fille, pour Hien ; perte d’une amoureuse, pour Alex ; et perte d’un pays, pour à peu près tout le monde.

Effectivement, c’est un film sur la perte, sur des gens qui arrivent et qui repartent. C’est un thème très actuel, récurrent dans toutes les populations migrantes. Si on s’en tient à ma famille, tout le monde vit encore avec le sentiment d’avoir perdu un pays. Pendant longtemps, un sujet de conversation fréquent, c’était leur vie d’avant. Il y a beaucoup de termes dans la langue vietnamienne qui traduisent ce sentiment. Il y a des chansons aussi ; on parle même de musique « country » vietnamienne.

Mais si tu perds un pays, tu en gagnes un aussi. Et c’est à toi de le construire.

Les protagonistes de ton film sont d’ailleurs, pourtant c’est un film très montréalais, qui s’appréhende comme tel… un Montréal multiethnique aussi.

Le contexte multiethnique, la diversité, est effectivement une préoccupation et c’est un combat permanent pour faire admettre ça dans le cinéma québécois. On a pris du retard ! Pour les cinéastes, il n’y a pas d’autres solutions : il faut faire des films avec ces communautés-là. Je n’ai pas choisi d’être le cinéaste de la diversité ! J’ai fait des études en cinéma à l’Uqàm où je m’intéressais aux films de Louis Bélanger. Mais c’est une réalité qui m’interpelle et je me sens obligé de réagir, plutôt que de laisser à d’autres le soin de régler ça. J’aimerais bien faire un film avec un meilleur budget, tourner avec des gens qui ont beaucoup d’expérience et qui m’aideraient à devenir un meilleur réalisateur. Mais si je n’attaque pas ces sujets, qui va le faire et permettre à des gens qu’on ne voit pas souvent à l’écran d’être vus ?

Jusqu’à maintenant tu as fait deux longs métrages avec des budgets modestes mais dans lesquels on retrouve les mêmes collaborateurs : même directrice photo, même monteur, même monteur sonore, même les comédiens de Oscillations apparaissent le temps d’un clin d’œil dans Le meilleur pays du monde, comme pour nous dire « On est encore là ! »…

Effectivement, c’est comme une petite famille : ça fonctionne bien ; pourquoi s’en priver ! Cette familiarité nous apporte un certain confort qui, je crois, nous permet d’aller plus loin. C’est la même chose avec les acteurs : cette complicité est essentielle.

D’autant plus, j’imagine, que tu travailles avec professionnels et non-professionnels.

Mickaël Gouin et Alice Tran sont effectivement des acteurs professionnels, ce qui n’est pas le cas des interprètes des personnages de Hien et de Junior. Nguyen Thanh Tri (Sean Lu de son nom UDA) a été longtemps ingénieur à Hydro Québec, tout en faisant plein de petits rôles souvent d’une seule scène – c’est lui, par exemple, le pharmacien des Invasions barbares. Il fallait lui permettre de prendre plus de place et il sert très bien son personnage. J’ai immédiatement pensé à lui pour interpréter le rôle. Je ne voyais personne d’autre, au Québec, capable d’incarner ce personnage. Nous avons tourné durant de très grands froids et jamais il n’était en retard : à 4h du matin, il était là !

Tu le dirigeais beaucoup ?

J’étais plutôt une sorte de « coach ». Je l’ai beaucoup vu avant le tournage, plus que tous les autres interprètes. L’idée était de le mettre en confiance, de manière à ce qu’il ne soit pas intimidé par la machine. Et on a d’abord tourné des scènes moins importantes dans le scénario, pour lui permettre de se « réchauffer » et de connaître l’équipe. En plus, nous avons tourné chez lui : la maison, c’est sa maison. On a détruit des murs, on a tout redécoré, mais il était chez lui. Et je crois que cela lui a permis d’être plus à l’aise, de trouver des repères. Du coup, il y a presque un aspect documentaire qui s’installe. Encore une fois, le réel et la fiction s’entremêlent. Enfin, il y avait aussi une certaine émotion du fait que c’était peut-être là le dernier grand rôle de sa vie.

Et Junior ?

On l’a trouvé à travers un casting sauvage. Il n’avait jamais joué. On l’a formé, en quelque sorte. Pour lui aussi, il fallait éviter qu’il ne soit impressionné par l’énorme machine du cinéma. Je l’ai souvent fait jouer avec Mickaël ; je les ai envoyés manger ensemble. Une fois plongés dans le tournage, c’est un peu comme un match de hockey : tes joueurs font des trucs magnifiques portés par le mouvement. Stanley Junior Jean-Baptiste avait lui-même une vie bouleversante et nos discussions ont alimenté le film et le personnage qu’on lui demandait d’interpréter.

Le contexte politique qu’évoque le film est assez provocateur… Le PPL a pris le pouvoir, les Frogs passent à l’action : c’est un paysage politique ­d’extrême droite qui se met en place.

Au moment d’Oscillations, je suis allé présenter le film dans plusieurs pays – en Allemagne, notamment – et partout, j’étais confronté à la même situation : l’apparition des idéologies d’extrême droite. Ici, on a Maxime Bernier ! Ce sont des mouvements marginaux, mais qui existent, comme on peut le voir à l’extérieur, en Hongrie et aux États-Unis, par exemple. Cela entraîne des répercussions pas très rassurantes, mais la vie continue. En créant ce contexte, en imaginant, par exemple, la fermeture des frontières, cela me permettait d’évoquer les années 1970 et d’ajouter une dimension aux personnages. M’est aussi revenue en mémoire l’époque des débats sur la Charte où, chez les émigrants autour de moi, les gens se sentaient menacés. J’ai délibérément gardé ce contexte flou ; ce n’est pas daté et c’est à une situation globale que je fais référence. Ce qui n’a pas empêché des spectateurs, à l’occasion de projections au Canada anglais, d’avoir des réactions auxquelles je ne m’attendais pas du tout : ils ont apprécié le film, mais ils y voyaient une image du Québec comme société raciste, presque une image réaliste de ce qui attendait le Québec.

Dans ce pays sous gouvernement d’extrême droite, à Montréal, il y a des gens qui carrément prennent le maquis : la sacristie d’une église devient un dortoir clandestin, le salon de coiffure cache une clinique…

Ici aussi j’utilise des souvenirs du Vietnam et des situations qui correspondent à une guerre civile. Dans le film, on n’en est pas encore rendu là, mais on comprend qu’il y a des gens qui se radicalisent et d’autres qui craignent d’être expulsés. C’est alors que la résistance s’organise et mes personnages doivent naviguer à travers ça. Et il y a ceux qui décident de partir, de vendre leur maison. Hien met son commerce en vente, mais remet de jour en jour le moment de signer l’acte de vente. Dans ces communautés qui ont quitté leur pays, l’ayant fait une fois, tu es toujours prêt à le refaire une deuxième fois. Ma mère a longtemps gardé une liasse de billets au fond d’un meuble, au cas où… Mais au-delà de ces communautés déplacées, ces images parlent de la mobilité actuelle : les gens qui en ont les moyens partent vivre en Thaïlande au moment de leur retraite. Phuong se fait offrir un poste intéressant au Vietnam et elle y va, comme l’ont fait mes amis avec qui j’ai étudié en français à Montréal, qui se font offrir un job à New York et à San Francisco et qui y vont. Ils ont maintenant des enfants qui sont élevés en anglais et l’idée de revenir au Québec ne se pose plus… Déjà, dans Maria Chapdelaine, il y a un personnage qui est rendu aux États-Unis et qui n’a pas l’intention de revenir !

La réaction d’Alex face à tous ces départs est, elle aussi, très significative. Il dit : « Vous faites bien de partir. Ici aussi, on est en train de tout perdre ».

Il envie presque ceux qui, autour de lui, s’apprêtent à partir ; ceux qui, contrairement à lui, arrivent à couper. Et il y a ceux qui n’ont pas les moyens de partir, ce qui est le cas de son frère et de Roseline, la mère de Junior.

Le fait que tu aies donné la parole au frère d’Alex, qui lui est ouvertement d’extrême droite, ajoute une composante à la situation imaginée. Sans compter que la présence d’un tel personnage n’est pas très courante dans notre cinéma.

C’est un beau personnage ! Même que j’aurais aimé lui donner plus d’importance. Il représente aussi des gens à qui on ne donne pas souvent la parole. Ils n’habitent pas les mêmes quartiers que nous ; on ne partage pas les mêmes idées. Mais ils existent, ont de réelles motivations et leur argumentation tient parfois la route – comme c’est le cas avec ce personnage qui reproche à son frère sa fuite au moment de la maladie de leur mère et, en quelque sorte, lui rappelle son origine de classe. On comprend alors comment son discours, réactionnaire, peut se constituer. On n’est pas à l’abri de ces dérives et si le gouvernement québécois actuel a raison de s’intéresser aux préoccupations identitaires, à l’éventuelle disparition de la langue française, ça installe aussi l’idée qu’on est toujours menacés… Même chose pour cette idée de « nos valeurs » qui découle de l’idée de nation, un concept relativement récent avec une dimension mythique. Quelles sont donc ces « valeurs » qui nous distingueraient d’un citoyen de l’Ontario, voire d’Asie ?

Dans cette perspective, le personnage d’Alex, qui peut sembler un peu vague à première vue, est très juste dans sa façon approximative d’exister et ce n’est pas un hasard qu’il soit tombé amoureux d’une « étrangère ».

Alex est à l’image de beaucoup de gens que je connais. Ils ont des idées progressistes, de gauche, mais sans plus ; ils ne vont pas au bout de leurs idées, ne s’engagent pas politiquement. Ils vivent dans un certain flou, dans un monde un peu en marge, à l’opposé des personnages dépeints par Mathieu Denis et Simon Lavoie dans Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau.

Le meilleur pays du monde aborde beaucoup de questions extrêmement sérieuses, mais sans jamais se départir d’un certain humour : la poutine mets national, les mœurs des oiseaux, la citation de Vigneault…

L’humour nous permet de reprendre notre souffle. En plus, j’ai toujours rêvé de faire un cinéma comique, mais je crois que j’ai raté ma vocation ! Mais je ne désespère pas et je travaille actuellement sur un scénario qui devrait être plus léger. On a aussi besoin de ça. Alors qu’au Québec, on a la réputation de faire un cinéma lourd, d’apitoiement, j’ai toujours voulu faire un cinéma assez populaire, au sens d’accessible. Il faut arriver à donner du relief aux personnages : tu dois pouvoir rire et pleurer avec eux. Le film démarre d’ailleurs avec les deux migrants latinos préoccupés de savoir quel fromage on met sur la poutine, puis on les perd de vue pour les retrouver presque à la fin du film. Étienne, mon producteur, était même d’avis qu’on se débarrasse de cette première scène ; moi j’y tenais. Et j’avais raison : récemment, à une projection devant des étudiants d’une université de Cincinnati, plusieurs m’ont dit, à mon grand étonnement, qu’ils avaient été touchés par cette scène…

Mais c’est un peu ta signature, cette façon de ne pas finir tes phrases ; ce que plusieurs t’avaient reproché au moment d’Oscillations, alors que c’est une façon d’impliquer le spectateur, ce que les étudiants de Cincinnati semblent avoir bien compris.

Je ne me souviens pas quel livre sur la scénarisation dit : « Dans un film, il faut qu’une décision importante ait été prise par un personnage ». Les conséquences de cette décision restent à définir. Dans le cas qui nous occupe, c’est Hien enlevant la pancarte de l’agent d’immeuble devant son bungalow. Et c’est son cheminement vers cette décision qui est le nœud dramatique du film ; c’est même l’essentiel du film. Ce qui est intéressant, c’est ce qui l’emmène à cette décision. À travers ce parcours, il se réconcilie avec sa vie : c’est un déserteur qui a donc un passé lourd à porter, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un discours paradoxal (« Être un homme fort… »). Le destin lui offre une occasion de se rattraper : 40 ans plus tard, la possibilité d’une rédemption.

Hien, c’est un personnage qui a bougé durant l’écriture du scénario ?

Tous les personnages ont bougé. Il y a eu plusieurs versions du film. Les premières versions existaient déjà quand j’ai tourné Oscillations. Puis il y a eu l’élection de Trump qui m’a suggéré le contexte dans lequel inscrire mes personnages. Sans compter que le tournage d’Oscillations m’a appris beaucoup de choses et m’a amené à retravailler les personnages. De façon générale, comme je travaille essentiellement à partir de matériel original, je suis toujours en train de questionner le scénario ; je réécris même des scènes durant le tournage. Le scénario doit rester quelque chose de vivant. Il est bon que les acteurs soient un peu sur la corde raide : changer soudainement une scène peut avoir comme effet de les réveiller, de les relancer. Il m’arrive donc d’arriver sur le tournage avec des scènes que j’ai réécrites la veille, ce qui permet à tout le monde de replonger. Il ne s’agit pas à proprement parler d’improvisation ; c’est plutôt un mouvement qu’on ne doit pas arrêter. Si le tournage s’était prolongé, le film aurait sans doute été différent. Je sais que pour certains cinéastes, quand le scénario est écrit et que le film est financé, tout est prêt ; ce n’est pas mon cas, je travaille différemment, et je sais m’adapter.

Quant au personnage de Hien, c’est vrai qu’il a beaucoup évolué, mais il était très important dès le début : c’est son film. C’est un personnage qu’on ne voit pas souvent dans notre cinéma, d’autant plus que, quand on fait des films sur des émigrants, des gens d’autres communautés, on a tendance à les rendre sympathiques, à les dessiner d’un seul trait. Du fait de mon origine vietnamienne, je pouvais dessiner le personnage de Hien autrement, lui donner de mauvais côtés, à la rigueur le rendre antipathique, désagréable. Un autre cinéaste n’aurait pas pu se permettre de faire ça. Et Nguyen Thanh, comme tous les Vietnamiens qui ont quitté le pays, était très conscient de cette dimension du personnage : tu as laissé ta famille derrière toi et tu es venu ici, chercher une vie matérielle meilleure. Tu ne peux pas t’empêcher de penser à ceux que tu as laissés derrière. D’ailleurs les spectateurs vietnamiens que j’ai croisés à l’occasion de projections en salle se sont sentis interpellés. En même temps, même s’ils avaient pleuré, il y avait pour eux un soulagement de se reconnaître à l’écran ; de voir sur un grand écran, dans le temple qu’est la salle de cinéma, un personnage qui leur ressemble, c’est quelque chose de très fort. Ça confirme en quelque sorte leur présence ici. On a l’impression de franchir une étape. J’étais très touché par la réception du film par ces gens de la communauté. Certains ont même pris la peine de m’écrire par la suite.


10 Décembre 2021