Le sourd dans la ville
Numéro : 189Dans le cadre de ce dossier de 24 Images consacré à l’adaptation, nous ne pouvions pas oublier cette étape de la première adaptation québécoise d’un roman de Marie-Claire Blais qu’a été Le sourd dans la ville. Quels avaient été tes liens avec la littérature auparavant, du point de vue de la cinéaste ? S’agissait-il d’une première ?
Avant de faire des études en cinéma, j’ai étudié en littérature comparée. J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour les écrivains, moi qui ne m’étais exprimée jusque-là que par la danse. Jacques Godbout m’a demandé de faire une recherche sur Jack Kerouac alors que j’étais stagiaire à la bibliothèque de l’ONF. Après avoir lu tous les livres de Kerouac et avoir indiqué quelques pistes de scénarisation, il a décidé de laisser tomber ce projet et je suis partie étudier le cinéma à Londres. Après mon premier long métrage La vie rêvée (1972) que j’avais écrit en collaboration avec Patrick Auzépy à partir de mon journal, j’ai pensé adapter Kamouraska de Anne Hébert que j’avais connue au bord de la mer chez ma tante. Mais elle m’apprit que Claude Jutra et son producteur Pierre Lamy, avaient déjà pris les droits sur le roman. J’ai alors adapté un texte de Marcel Dubé pour la télé Le père idéal et ensuite je suis allée vers la parole des femmes à l’ONF. J’ai produit (par défaut) mon second long métrage L’arrache coeur et c’est au moment où j’essayais de faire mon troisième long métrage Les yeux fermés (scénario écrit avec Michèle Cournoyer) ne trouvant toujours pas de producteur, que Louise Carré m’a demandé si je voulais adapter un roman de Marie-Claire Blais. J’ai lu Le sourd dans la ville, j’ai été totalement emballée et j’ai vu que je pouvais m’y introduire de façon créatrice. La sensibilité, les réflexions, la tendresse et la compassion pour la souffrance humaine résonnaient en moi. Avant que j’arrive dans le projet, il y avait une version scénarisée toute en voix off, mais qui était très difficile à lire pour les investisseurs. C’est ainsi que plusieurs autres versions du scénario avec un personnage principal et un récit plus linéaire sont apparues et le projet fut finalement accepté. Nous sommes trois à avoir signé le scénario. Jean Charles Tremblay, homme d’une grande sensibilité et Michèle Mailhot, écrivaine, qui représentait plus ou moins Marie-Claire.
Comment as-tu abordé cette adaptation à l’écran ?
J’ai aimé l’histoire de cette femme bourgeoise déprimée qui cherche un espoir au sein de gens qui souffrent différemment et qui se retrouvent tous dans un hôtel de passe. Cela me permettait de confronter des personnages de milieux divers et de miser sur les regards de cette femme qui découvre un univers qu’elle ne connaissait pas, si protégée qu’elle avait été. Ce genre de confrontation entre deux univers m’a toujours intéressée et je le retrouvais chez Marie-Claire Blais. C’est sûr qu’il y a simplification, je dirais plutôt ramassage vers le noyau, vers l’essentiel, par rapport à l’œuvre littéraire, mais le cinéma offre l’avantage d’une réalité matérielle, humaine. J’ai essayé de garder la cohérence de l’œuvre, son climat et la force des personnages par un choix très précis des comédiens, par l’implication au niveau du montage, de la bande sonore et de la musique lancinante de Ginette Bellavance. J’ai voulu faire vivre ces personnages, en misant sur une mise en scène sobre privilégiant les regards et les sons. J’ai choisi de jouer sur le temps en laissant supposer que ça se passe en une journée contrairement au roman. Beaucoup de femmes ont contribué à ce film dont la productrice Louise Carré, si courageuse et si déterminée. C’est elle la Gloria du film. Et pour ma part, j’aimerais adhérer à cette phrase de la journaliste Francine Montpetit : « Un homme n’aurait pas porté la caméra de cette façon, dans son ventre comme un enfant… » et d’ailleurs, je me rappelle que j’étais enceinte de mon second enfant pendant l’écriture du scénario et que mon fils Samuel avait le même âge que Mike lors du tournage. Comme quoi il n’y a rien d’innocent dans le choix de faire un film.
Le sourd dans la ville demeure à mon sens un film de fiction unique par sa forme et ses choix de direction dans l’histoire du cinéma de fiction au Québec. Comment fut-il reçu par ses contemporains lors de sa sortie ?
J’ai toujours eu le sentiment de n’avoir pas été gâtée par la critique au Québec, alors qu’à l’extérieur, ce fut beaucoup plus élogieux. Ce fut le cas pour La vie rêvée et ce fut le cas pour Le sourd… C’est difficile de faire la part des choses car on veut tous et toutes être reconnus chez soi. Lors du festival de Venise (c’était la première projection du film) où j’étais la seule femme en compétition avec 26 hommes dont Claude Goretta, Ermano Olmi, Alain Tanner, Luigi Comencini, Louis Malle, Jacques Doillon, Eric Rohmer… tous des cinéastes que j’admirais et qui étaient reconnus tant dans leur pays qu’internationalement, je me souviens être arrivée au Lido et m’être arrêtée devant d’immenses affiches des films en compétition. Je n’avais jamais vu de si grandes affiches, dehors en plein soleil, ballotées par le vent et je n’ai même pas cherché à voir si l’affiche de mon film était là. Nous avions perdu notre distributeur lors du visionnement du premier montage et Téléfilm Canada avait jugé qu’un « kit de presse » serait suffisant pour un festival « artistique » où il n’y avait pas de marché ! Petit budget et film de femme !!! Il ne faut pas en demander trop. J’étais contente d’être en compétition, d’avoir une chambre au « Grand hôtel des Bains » où avait été tourné Mort à Venise de Visconti, de retrouver cette fameuse lumière de fin du jour sur la terrasse de l’hôtel et de rencontrer Michel Piccoli à qui, dans l’effervescence du champagne, j’ai osé demander de jouer mon père dans mon prochain film (je pensais aux Yeux fermés que j’espérais encore faire). « Avec plaisir », m’avait-il répondu. Puis la surprise arriva d’une très belle critique parlant d’un petit chef-d’œuvre (certes c’était exagéré, mais…) et une mention du Jury catholique OCIC, tout à fait inattendue. Gonflée par cette réception, je suis allée au festival de Toronto au cours duquel j’ai fait plusieurs entrevues dont l’une avec Brenda Longfellow qui s’intitulait « A phase apart » : j’étais « À contre-courant »… avec le recul, je crois qu’elle avait raison mais je ne m’en suis pas rendu compte à l’époque. Ce fut une belle rencontre avec une journaliste qui connaissait mes longs métrages précédents et m’avait amenée à faire des recoupements avec mes autres films. La projection se passa bien jusqu’à ce que le lendemain je lise dans Le Devoir le texte d’un critique de théâtre québécois (que je ne nommerai pas) qui avait été envoyé à Toronto. On m’a demandé ce que je lui avais fait pour qu’il s’acharne ainsi contre le film. Je ne le connaissais pas personnellement. Je savais que cela nuirait à la sortie du film à Montréal qui avait lieu quelques jours après le festival. J’ai surestimé l’importance de cette critique car le film est resté plusieurs semaines dans la petite salle de la Place Desjardins, salle de cinéma maintenant disparue. Par la suite il y a eu une belle critique de Francine Montpetit dans Le Devoir, de Gérard Grugeau dans 24 images1, de Michèle Garneau et Yves Rousseau dans Les Publications Québec français2, et une entrevue de fond avec Jean Yves Bégin. Marie-Claire Blais, que j’espérais ne pas décevoir, (tant d’auteurs avaient été déçus devant leur œuvre portée à l’écran) a toujours défendu le film de façon indéfectible, que ce soit aux États-Unis ou en Europe. Le film est sorti à Paris et à la première, Delphine Seyrig que nous avions approchée dans la perspective d’une coproduction, était présente. Elle nous a dit : « je n’aurais pas fait mieux pour votre Florence. »
Trente ans plus tard, à l’été 2018, la Cinémathèque invite Le sourd dans la ville dans sa programmation du cycle « Femmes Femmes ». Marie-Claire Blais décide de venir de Key West pour marquer son soutien et son admiration pour le film. Et enfin, toujours dans Le Devoir, Manon Dumais parle du film en termes élogieux… « un petit chef-d’œuvre méconnu ». Ce soir-là, je n’ai pas cherché à voir les défauts du film, je me suis laissée pénétrer par le film et je l’ai laissé se défendre tout seul.
Y a-t-il eu des suites créatives à cette relation privilégiée que vous avez pu avoir, Marie-Claire Blais et toi ?
Après quelques années, en 2003, j’ai retrouvé Marie-Claire à Lafayette, Louisiane, pour présenter Le sourd… aux étudiants de l’université et parler des rapports entre le livre et le film, ce que nous n’avons jamais fait ici au Québec. J’avais une caméra mini DV avec moi et j’en ai rapporté quelques images. Plus tard, j’ai enregistré la voix de Marie-Claire qui lit des extraits de son livre Soifs et qui répond à mes questions sur ce qui la touche dans l’adaptation d’un livre à l’écran. J’ai aussi filmé des plans de son appartement et des lieux qui l’inspirent lors d’un voyage que j’ai fait à Key West, invitation pour garder ses chats alors qu’elle était partie en Europe. Une première ébauche du film se trouve dans Louisiane pour mémoire… (2005) film inachevé. J’aimerais le reprendre et approfondir les rapports cinéma/roman. J’ai relu dernièrement les trente premières pages de Soifs et je me suis aperçue qu’à partir de ces quelques pages du roman, je pouvais faire un film tant les mots m’inspirent, me font voir des images à Key West et des personnages à caractère universel, que l’on croise dans les rues. Cette fois, j’approcherai l’œuvre de façon complètement différente, de façon artisanale, en faisant des collages des multiples voix, avec une caméra qui s’insère dans ce fourmillement de vies. C’est une démarche similaire à celle que je tente de mettre en œuvre dans mes derniers films que je produis avec l’aide de quelques collaborateurs/investisseurs. C’est le prix à payer pour rester indépendante.
1. Gérard Grugeau, 24 images, n° 36, 1987, p. 60-61
2. Michèle Garneau et Yves Rousseau, « Le regard du sourd », Les publications Québec français, n° 69, mars 1988, p. 88-89
12 Décembre 2018