Maudite Poutine
Numéro : 191Entretien AVEC KARL LEMIEUX
PAR CHARLES-ANDRÉ CODERRE
Peux-tu nous parler de l’origine de Maudite Poutine ?
On discute du film trois ans après sa finition. Je me rends compte qu’à sa sortie, il y a eu quelque chose d’incompris chez plusieurs spectateurs. Souvent, les gens se questionnaient sur les motivations de raconter une histoire de crime organisé dans un village du centre du Québec. C’est important de comprendre que ce qui est montré dans le film, ce sont des choses qui se produisent pour de vrai. D’où l’intérêt de retourner dans mon village natal et essayer de faire face à cette réalité. Le projet, c’était d’essayer de réfléchir à une époque, à des choses qui sont arrivées dans mon village. Je suis parti de là quand j’avais 17 ans, mais c’était aussi une façon de voir ce qu’étaient devenus les amis qui étaient restés là-bas.
Les situations que tu décris dans Maudite Poutine peuvent être également vécues dans d’autres villages du Québec ou ailleurs dans le monde.
Totalement. Au festival de Venise, un journaliste italien m’a demandé pourquoi je parlais de crime organisé, affirmant que c’était un problème unique à l’Italie. Je suis parti à rire. Le crime organisé est présent dans toutes les régions du monde. Et justement, l’un des endroits où le film a probablement été le mieux reçu, c’est au Mexique. J’ai rencontré des jeunes qui sont venus voir le film parce qu’ils s’intéressaient aux choix musicaux, ou bien ils connaissaient mon travail que je faisais en collaboration avec différents musiciens (Godspeed You! Black Emperor, Franciso Lopez, etc.). Après le visionnement, ils ont eu un choc ! Un choc parce que le film montrait des situations qu’ils vivaient au quotidien. Leurs amis qui sont pognés dans des histoires du cartel ou de violence avec le crime organisé. Du moment où tu réalises que Maudite Poutine n’est pas du mauvais Tarantino ou un faux film de gangster, mais qu’il relate une réalité au Québec, le regard sur le film peut changer complètement.
Tu portes un regard sur la région qu’on associe souvent à la ville.
Quand on était plus jeune, on trouvait des façons de rendre notre vie intéressante. On faisait des fêtes, on s’intéressait à la culture, à la musique. Et les gens disent : « Oui, mais de la musique comme ça, des concerts comme ça, ça n’existe pas en région ». Ce n’est pas vrai ! Quand j’étais adolescent, il y avait plein de groupes de musique au village, beaucoup de projets noise d’ailleurs, s’inspirant de groupes tels que Sonic Youth. Le film fait référence à une partie de mon adolescence : des répétitions dans des sous-sols, des partys avec des amis où ça jammait pendant des heures, des petits concerts… ce n’est pas juste des phénomènes urbains… tout comme le crime organisé. Dans les villages, tu es confronté à cette violence directement, parce que tout le monde se connait tandis qu’en ville, on le sait que c’est présent, mais, on n’en est pas témoin.
Comment en es-tu arrivé à travailler avec Marie-Douce St-Jacques pour coécrire le scénario ?
Cela faisait plusieurs années que j’essayais d’écrire mon scénario. On parle d’une période de trois ans plus ou moins. J’avais des notes, des scènes, une histoire en tête, mais c’était clair que j’avais besoin d’aide pour aménager tout ça. J’ai essayé de travailler avec un scénariste professionnel, super talentueux, mais, on allait dans une direction qui me plaisait moins, on n’avait pas la même sensibilité sur le sujet. Je pense que Marie-Douce est la personne à qui j’ai été capable de raconter mon histoire le plus en détail. C’est une amie qui comprenait mes références musicales, mon univers créatif ; elle-même joue dans des groupes de musique, elle possède une culture générale monumentale. Je savais qu’elle avait étudié la littérature et le cinéma, sans toutefois avoir d’expérience en scénarisation comme telle. Je lui ai donc proposé d’écrire le scénario avec moi. On a écrit pendant presque trois ans ensemble. On se faisait une rencontre par semaine, où on parlait, puis elle partait de son côté écrire le scénario, puis on se rencontrait à nouveau et ainsi de suite. C’est comme ça que le film s’est écrit.
Peux-tu me parler de tes références photographiques ? Je connais ton intérêt pour la photo noir et blanc.
Complètement. On a fait un moodboard (N.D.L.R. : planche de tendance) qui nous a très bien servis. On y retrouvait des photos de Michael Ackerman, Sally Mann, Bernd et Hilla Becher avec leurs photos de paysages industriels, mais aussi, le travail de Deborah Turbeville.
Le noir et blanc s’est donc imposé de soi avec le directeur photo Mathieu Laverdière ?
On travaille ensemble depuis mon court métrage Passage (2007). J’avais vu les films de Nicolas Roy qui m’avaient bouleversé. Je repense à Léo (2003). J’étais au Festival du nouveau cinéma. J’ai même bousculé le monde pour sortir de la salle pendant le programme pour trouver un crayon et un bout de papier pour écrire le nom de Mathieu Laverdière. Quand j’ai approché Mathieu pour faire Passage, le choix du noir et blanc le surprenait et cela ne l’intéressait pas au départ. Finalement, il a accepté de le faire et il en a tourné plein d’autres en noir et blanc par la suite, parce que les gens avaient vu son travail sur Passage. C’était évident que Maudite Poutine serait en noir et blanc, filmé en 16 mm à nouveau.
Est-ce que Mathieu t’a proposé des idées esthétiques précises ?
Il m’a proposé des choses auxquelles je n’avais pas pensé comme la lentille tilt-shift. C’est une lentille pour faire de la correction de perspective en photographie d’architecture. Il m’a suggéré d’utiliser cet objectif en caméra à l’épaule pour créer des flous et des effets de distorsion. On a aussi employé cette lentille pour beaucoup de plans de paysage.
Et la longue séquence vers la fin du film, où le personnage du frère, joué par Martin Dubreuil, marche vers le chalet, en forêt ?
Exactement.
Peux-tu me parler du montage et de ton monteur Marc Boucrot ?
J’avais adoré les films que Marc Boucrot avait montés pour Gaspar Noé. Je pense à ses courts métrages, et à Irréversible et Enter The Void. Marc a aussi une façon de travailler très instinctive. Il ne fait pas un « dérushage » au point de tout connaitre sur le bout des doigts. Il commence à monter avant même de regarder toutes les images filmées. J’étais habitué à travailler avec Mathieu Bouchard-Malo, avec qui c’est tout le contraire. C’est hallucinant comment Mathieu s’assure de tout connaitre par cœur. Il identifie, il classifie de la meilleure prise d’un plan jusqu’à la moins bonne, tout est fait de façon très méticuleuse. Marc, c’est quasiment à la Gilles Groux. On regarde des affaires, on travaille de façon intuitive. Il commençait à monter et il découvrait les images en même temps, ce qui pouvait me rendre nerveux. Par moments, j’avais peur de ne pas utiliser le matériel à sa pleine capacité. Finalement, je pense que la technique de Marc a très bien servi le film. C’est aussi important de dire que Marc a été monteur son dans le passé et il aime beaucoup monter sur de la musique. On s’est donc permis d’utiliser beaucoup de musique durant le montage. On allait chercher des pièces de Lustmord, BJ Nilsen, Wolf Eyes, Akitsa, il n’y avait pas de restriction parce que je me disais qu’on allait les remplacer par la musique originale. Finalement, c’est devenu plus simple de sécuriser les droits musicaux sur lesquels le montage était basé que d’essayer de les reproduire. En parallèle, Thierry Amar et Dave Bryant ont composé de la musique originale qu’on a intégrée au film.
Marc avait tout de même suivi le tournage ?
Oui, il suivait le tournage à distance. Il étalonnait chez Film Factory, à Montréal, avec l’aide de son collègue français Lionel Kopp, qu’il avait fait venir spécialement pour le projet. C’est l’étalonneur qui lui a enseigné le métier. Étant donné qu’on tournait en négatif couleur, les images étaient pré-étalonnées pour que je les vois en noir et blanc. Je n’ai jamais vu les rushs couleur.
Pourquoi tourner en couleur un film que tu veux en noir et blanc ?
C’est une idée qui venait de Lionel parce qu’il a développé des outils pour faire du noir et blanc à partir d’images couleur. Lionel a roulé un laboratoire photochimique pendant presque vingt ans. C’est un étalonneur artiste. Il développe ses outils lui-même. Je partais en confiance parce que c’est lui qui avait tiré les copies noir et blanc pour La Haine de Kassovitz, une référence parfaite pour moi. Il a développé un outil, le « channel mixer », qui lui permet, à partir d’un négatif couleur, de faire une image noir et blanc avec beaucoup de nuances. Je me rappelle à l’époque de Passage, quand j’avais fait mon tirage 35mm, j’avais essayé de le contraster, mais j’avais perdu beaucoup de détails dans les nuages, puis dans les visages. En travaillant avec le « channel mixer », tu peux contraster des décors avec le rouge, mais tu peux redonner des détails dans les visages avec le vert ou le bleu. Bref, tu gardes du détail tout en pouvant contraster. C’était vraiment intéressant d’avoir trois niveaux d’ajustement. Si j’avais filmé directement en noir et blanc, on aurait été limité à l’image captée au tournage. L’autre raison pour ce choix, c’est qu’il n’y a pas de laboratoire noir et blanc au Canada qui aurait pu nous donner nos rushs tous les 24 h. Mels était équipé de façon à gérer une journée de tournage au complet pendant la nuit. On nous transférait les images le matin et on avait tous nos rushs de la veille en après-midi.
As-tu un prochain long-métrage en production ?
Je développe un nouveau long métrage, produit une fois de plus par Sylvain Corbeil chez Métafilms. C’est un film basé sur un roman écrit par Robert Alexis, Le Majestic. Je signe le scénario avec Marie-Douce et j’espère réunir la même équipe autour de la fabrication de ce projet.
Texte critique par Gérard Grugeau, 24 images, no 180, page 61
8 juillet 2019