Mes nuits feront écho
Numéro : 187Entretien avec Sophie Goyette
par Céline Gobert
Mondes intérieurs
Un peu plus d’un an après sa sortie en salles, Mes nuits feront écho hante encore, ce qui est sans conteste l’apanage des grands films. Avec un ton empreint de poésie et des séquences contemplatives crève-cœur, Sophie Goyette signe un premier long obsédant et d’une beauté poignante.
La structure narrative du film progresse selon la dynamique du rêve, c’est-à-dire de façon libre, par associations. Avais-tu prévu cette dimension dès le départ ?
Oui, dès le départ. C’est comme si quand j’écris, il y avait deux autoroutes parallèles : l’une est de l’ordre de la vie quotidienne, et l’autre de l’ordre du monde intérieur. Elles sont comme des vases communicants. Cette dimension était déjà présente dans mes courts métrages. Dans ce film-là, elle est accentuée par les rêves que les trois protagonistes font la nuit. Je crois aussi que c’est le genre de film que j’avais envie de voir à ce moment-ci de ma vie, sur grand écran, et en long métrage, pas juste en court. À l’écriture, il ne s’agissait pas de faire une séquence de rêve ou de monde intérieur, mais de chercher une résonance émotive.
Les rêves ne sont pas le seul motif qui fait avancer les personnages, il y a aussi les éléments naturels, corrélés de façon très poétique avec la thématique du deuil. Parfois, on a l’impression que si le personnage parvient à accepter la mort, c’est aussi parce qu’il est confronté à un cadre naturel.
Exactement. Il s’agissait de montrer ce que notre vie quotidienne peut apporter à notre monde intérieur et vice versa. Je voulais traduire ça en rêves, et voir comment le rêve pouvait devenir utilitaire. Consciemment ou inconsciemment, ça s’applique à nous tous, pas seulement aux personnages que je présente. Si l’on y porte attention, les rêves peuvent nous donner des indices, même si je ne suis pas une personne qui les analyse. Dans ce film, les trois personnages, eux, y portent attention.
Le film m’a beaucoup évoqué le cinéma du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Est-ce qu’il faisait partie de tes influences ? Quelles étaient-elles ?
On a souvent évoqué Carlos Reygadas aussi. Si j’aime le côté humain de ces deux réalisateurs, le côté impressionniste de leur cinéma n’était pas ce qui m’intéressait. Quand on me demande les œuvres qui m’habitent encore, je vais répondre Paris, Texas de Wim Wenders ou Un zoo la nuit de Jean-Claude Lauzon. La relation père/fils m’a beaucoup émue dans ces films, et résonne quelque part à avec la relation père/fils dans Mes nuits feront écho. Mais il n’y avait pas d’inspiration cinématographique au départ. C’était plus un sentiment personnel que j’ai essayé de traduire en paroles, en sons, en images. La musique venait appuyer la mélancolie, le monde intérieur des personnages. Des images de repérages m’ont aussi permis de construire cet univers.
Ce qui est intéressant dans le film, c’est justement la manière dont tu traduis à l’écran toute la sphère du ressenti. Tu vas traduire par exemple les difficultés identitaires par l’image d’un étang brouillé. Il y a également ce plan incroyable – qui dure je ne sais pas combien de temps – où les personnages sont filmés de dos, sur la musique de Sergueï Rachmaninov…
Quatorze minutes (rires). Pour ce plan-là, qui était story-boardé, je voulais que le spectateur dans la salle soit le quatrième acteur du film, qu’il oublie qu’il regarde un film, qu’il soit sur le bateau avec les personnages. Pour chorégraphier cette scène avec les acteurs, j’étais avec la musique à côté d’eux. Au tournage, on a vécu la scène comme elle est vécue dans le film.
Il fallait trouver également un moyen de traduire les silences… Car les personnages sont très silencieux. Le langage aussi, avec trois langues parlées différentes, est important. Comment as-tu pensé cette alternance ?
Il peut se dire beaucoup de choses dans un silence. J’ai choisi des acteurs qui, à la base, sont habités par quelque chose. J’avais l’impression qu’ils comprenaient tellement le propos que je pouvais même filmer leur aura, et construire ensuite le film comme une composition musicale. Il y a des moments un peu plus toniques, avec des envolées qui sont des monologues, des dialogues. Puis ça retombe, avec des choses plus en suspens. Je voulais que le film nous permettre de vivre ces silences au cinéma, ce qui n’est pas dans la tendance actuelle. Je me disais : si je fais un long métrage dans ma vie, je vais m’allouer toutes ces libertés-là.
Peux-tu nous en dire plus d’ailleurs sur la production d’un film comme ça, que tu as financé toi-même ?
L’autoproduction m’a apporté certaines libertés, comme celle de partir seule pendant un an en repérage dans ces pays-là. J’ai pu ainsi établir ma méthode de tournage qui était très courte, en raison du budget. On a tourné 17 jours. Il y a dans notre cinématographie tout un courant d’autoproductions à faible coût en ce moment, mais on ne peut pas continuer comme ça. Il faut que tout le monde soit bien rémunéré, qu’on puisse aller au bout de nos idées. J’ai tourné avec deux caméras, la Alexa et la Blackmagic. J’abordais des thèmes très denses comme la mort, le deuil, ou encore un amour de jeunesse qui n’est plus, des difficultés familiales, un avenir incertain… C’est pour ça qu’à l’étalonnage, je cherchais une douceur dans l’image.
Est-ce que le fait de choisir des personnages venus de plusieurs pays, qui parlent plusieurs langues, était aussi une façon pour toi de rendre le propos plus universel ? Je pense aussi à la phrase « La vie est courte » qui ouvre le film, comme un précepte de vie…
Ce qui est à l’écran, c’est tout ce qui m’habite, mais ce n’est pas calculé. J’avais besoin de faire un film où je sentais qu’on est tous plus unis qu’on ne le pense dans le monde. La nuit, on lève la tête et on voit des étoiles et la lune. Ça, c’est une chose à laquelle tout le monde peut se sentir rattaché. Je voulais appliquer ça de façon narrative aux mondes intérieurs des rêves. Je ne pars jamais avec l’idée de faire un film universel ; au contraire c’est très intime, ça part de moi, d’un sentiment que je ressens et que j’essaie d’exposer de différentes façons sur le grand écran.
Mais peut-être que c’est comme ça que l’on parle le mieux de choses universelles… en partant de soi…
Il existe quelque chose qui nous rattache tous les uns aux autres, et je peux le voir à la réception du film dans les différents pays où il a été présenté. Au Mexique, les gens venaient me voir à l’issue des projections. Ils comprenaient ce que j’avais essayé de faire, et ce que je ressentais de leur culture, de ce qu’ils étaient, de leur spiritualité aussi. On dit souvent que les choses ne sont pas telles qu’elles sont, mais telles que nous les percevons. C’est à travers mes yeux et mon ressenti qu’on voit le Mexique et la Chine par exemple.
Quel est ton rapport personnel aux thématiques du film que sont les voyages, la mort ?
Mes films ne sont pas autobiographiques, mais ils reflètent mon ressenti. Les gens qui me connaissent bien me voient à l’écran, même à travers des hommes mexicains plus âgés que moi. Je suis une grande voyageuse mais je n’avais jamais voyagé au Mexique ou en Asie. Je ne connaissais ni le mandarin, ni l’espagnol. Ce dont je me suis rendu compte, c’est que l’on peut être au bout du monde et, pour une raison X, s’ouvrir à un inconnu à propos de certains souvenirs ou des désirs très intimes. On sait que l’on ne va plus rencontrer ces gens-là, mais on dirait que quand on voyage, on a des yeux neufs qui nous permettent d’être plus sensibles à notre environnement.
Tu disais que c’était un film que tu avais envie de voir à ce moment précis de ta vie. Pourquoi ?
J’ai besoin de vivre une expérience au cinéma. Les trois protagonistes sont bloqués de différentes manières dans leur vie. Il faut qu’ils s’ouvrent un peu plus à eux-mêmes, et au monde pour se dire des vérités. Le blocage peut être familial, romantique, professionnel. Quand j’ai scénarisé le film, j’étais comme eux, un peu bloquée sur le plan professionnel, et j’avais littéralement besoin de rêver, de liberté. J’avais besoin de vivre quelque chose au cinéma que je n’avais pas encore vécu.
19 juin 2018