New Denmark
Numéro : 154« On sait même pas ce qu’on cherche… »
par Marcel Jean
On se souviendra que dans Derrière moi, deuxième long métrage de Rafaël Ouellet après Le cèdre penché, une adolescente se liait d’amitié, pour son plus grand malheur, avec une jeune femme qui la livrait à un vil marchand de chair fraîche. L’histoire débutait dans un petit village – Dégelis, au bord du lac Témiscouata – pour se terminer en ville. Troisième long métrage de Ouellet, New Denmark reprend plusieurs des éléments du film précédent. Là encore, l’histoire se passe à Dégelis. Là encore, une adolescente disparaît. Mais, cette fois-ci, le récit ne se concentre pas sur la mécanique de la disparition, mais plutôt sur ses conséquences : Carla, 16 ans, recherche sa sœur Margarete, dont elle placarde la photo partout où elle le peut.
La disparition de Margarete, dans ce village isolé où il ne se passe rien, semble presque naturelle, comme si c’était le résultat d’un trop-plein d’énergie, la seule option possible pour échapper à l’inertie, à l’atmosphère mortifère de l’endroit. Fuir, jusque dans la mort s’il le faut, comme le personnage de Léa l’avait fait naïvement dans Derrière moi. Mais, pendant la majeure partie du film, le mystère reste entier quant au destin de Margarete… Seule Carla, secondée par quelques amies, mène l’enquête avec résignation, sans indice, sans moyens, comme si celle-ci était au fond une alternative au désœuvrement. « On sait même pas ce qu’on cherche », dira d’ailleurs une des copines, dans l’une des rares répliques de ce film peu bavard.
Comme dans Derrière moi, les adolescentes jouent au foot pour se purger de ce qui leur reste d’énergie. Mais leurs gestes n’arrivent pas à faire de sens, le jeu n’arrive pas à prendre forme, la torpeur prend encore une fois le dessus : Carla reçoit un ballon dans le dos, on s’organise avec nonchalance…
Carla se rend à Rivière-du-Loup et à Rimouski, dort dans la chambre d’un commis voyageur à la voix éteinte, personnage énigmatique mais finalement inoffensif. Des cultivateurs trouvent le corps de Margarete. Fin de l’enquête. Que s’est-il passé ? Nous ne le saurons pas. L’essentiel est ailleurs, on vous l’a déjà laissé entendre : dans l’impression qu’ont ces jeunes d’être coupés du monde, dans leur énergie qui semble se dissoudre dans le paysage, comme s’ils étaient vampirisés par la forêt, par le lac, par cet espace qui décourage toutes les initiatives, par ces ciels lourds qui écrasent plus qu’ils n’invitent à s’élever.
Le talent de Rafaël Ouellet réside largement dans son sens du cadre, dans sa capacité à scruter les visages, à observer les corps, à inscrire ceux-ci dans le paysage, à saisir le moindre geste de ces adolescentes pour donner une forme cinématographique à leur « état d’âme », à cet état d’attente, de latence, comme si la vie ne s’était pas encore manifestée, comme si le vide était tel que le moindre signe de la vie était une menace (voir les destins tragiques de Léa et de Margarete). Mais New Denmark est moins pessimiste que Derrière moi, et un espoir jaillit de la présence du petit ami de Margarete, un musicien qui transcende sa peine en composant une chanson, que vient interpréter Carla. À ce premier acte de création en succède un autre, qui prend la forme d’une deuxième quête, alors que Carla et une amie se rendent à New Denmark, au Nouveau-Brunswick. Voyage réel ou fantasmé, ce périple ouvre sur le monde, laisse enfin entrevoir d’autres possibilités, fait entrer une nouvelle énergie. Devant les quelques phrases d’accueil prononcées en danois par une serveuse blonde en costume traditionnel, Carla sourit enfin.
Québec, 2009. Ré., scé., ph. et mont. : Rafaël Ouellet. Son : Daniel Fontaine-Bégin. Direct. art. : Claudie Bouchard. Prod. : Rafaël Ouellet, Daniel Fontaine-Bégin, Claudie Bouchard. Int. : Carla Turcotte, Alexandra Soucy, Sophie Bérubé, Gilles-Vincent Martel, Marco Bentz, Guillaume Audet. 73 minutes.
23 août 2013