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DVD

Paysage sous les paupières

Numéro : 164
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Rêverie sur le réel

par Gérard Grugeau

 

L’écrivain Hector Bianciotti a déjà défini la littérature comme étant l’art de dire les choses sans les nommer. Cette quête d’une écriture à la fois suggestive et subjective s’applique tout aussi bien au monde des images. Conjuguant avec bonheur cette recherche d’écriture et de personnalisation du regard, Paysage sous les paupières, émouvante « rêverie sur le réel », en témoigne avec une simplicité éloquente.

Dans son désir d’étreindre le monde, Lucie Lambert a choisi comme point d’ancrage le petit village de Sainte-Anne-de-Portneuf sur la Haute-Côte-Nord. Et c’est dans ce lieu sauvage aux paysages contrastés que des femmes de générations différentes se racontent. Il y a Diane, « la mère de tous les désespérés », qui a regagné son village natal avec ses deux adolescents après un mariage malheureux et qui a fait de sa maison un foyer d’accueil. Il y a aussi madame Kennedy, la vieille « coureuse des bois » autochtone qui est un peu la mémoire des lieux et maintient vivant son rapport charnel à la nature à travers ses passe-temps artistiques. Il y a encore Cathy, une jeune fille rescapée d’un monde de violence et de carence affective qui recommence son existence à zéro dans une famille d’accueil. Il y a enfin, solidement arrimée à la vie, une cohorte d’enfants dont les rires spontanés et les confidences chuchotées constituent autant de bulles de liberté dans un récit oscillant sans cesse entre gravité et légèreté.

Mais l’intérêt suscité par ce film ne tient pas qu’aux brèves incursions dans l’intimité de ces femmes. Il y a dans le rendu de la réalité que nous propose Lucie Lambert l’ébauche d’une véritable dramaturgie du réel. Comme le suggère son beau titre énigmatique, Paysage sous les paupières tient en fait à la fois du voyage intérieur et de la traversée des apparences. Sous la mer à marée basse, derrière la fenêtre en bois peint, dans la profondeur de champ d’un tableau qui permet à l’esprit débridé des enfants de voyager librement, il y a comme une trouée sur et dans le monde, et cette brèche nous invite à découvrir ou deviner nombre de secrets douloureux et de richesses insoupçonnées. Il y a surtout place au regard (dont le nôtre) et à la fiction, voire parfois création d’un espace distanciateur qui renvoie au dispositif cinématographique. Exacerbés, « façonnés » par un environnement ouvert à tous les vents, l’imagination et le réel s’adonnent ici à une fascinante partie de cache-cache qui aime à se parer des couleurs de l’enfance. Couleurs chaudes et lumineuses (les jeux insouciants, les souvenirs nostalgiques, les rituels affectifs), ou parfois sombres et inquiétantes, à l’image de tant d’illusions perdues (l’exil, le chômage) et de rêves brisés (les violences familiales jamais vraiment nommées, « exhibées »). Sous l’océan de blessures affleure alors une sorte d’innocence perdue que le film s’évertue à raviver et retenir au gré des marées de la mémoire et des contingences du réel.

Il y a de toute évidence chez Lucie Lambert une volonté d’embrasser aussi bien l’invisible que le visible pour célébrer ce qui unit l’homme à l’environnement et approcher ainsi au plus près le mystère de l’existence. Mystère insondable s’il en est, dont il subsiste toujours une part d’opacité salutaire, un noyau irréductible sans doute jalousement gardé sous les paupières closes de quelque improbable démiurge. La cinéaste ne fixe jamais le sens de ses images et la mise en scène trouve son plein épanouissement dans une singulière maîtrise de l’art du frémissement à travers laquelle la cinéaste réussit à dynamiser le réel et à en transfigurer la représentation. Happée par la vie dans toute son amplitude, Lucie Lambert travaille littéralement le réel, le tire vers la fiction (voir les longs travellings dans le village) pour accéder à l’espace poétique des êtres et des choses.

Cette qualité de transcendance est aussi obtenue en jouant ici sur les envolées lyriques de Guylaine Picard, jeune chanteuse revenue donner un récital au village et dont le souffle et la voix mélodieuse célèbrent la dimension sacrée de l’aventure humaine. Paysage sous les paupières scelle à travers cette « narration chantée », qui sert de liant et irradie l’ensemble du récit, les noces du matériel et de l’immatériel. Et le « Je veux vivre » de Gounod qui enveloppe les dernières séquences du film rappelle sans équivoque aucune à quel point le regard pudique et respectueux que la cinéaste pose sur le réel se nourrit d’une insatiable passion pour la vie. Et quand une telle passion et une telle curiosité de la réalité se doublent d’une haute idée du cinéma, le spectateur est comblé.

Québec, 1995. Ré. et scé. : Lucie Lambert. Ph. : Serge Giguère. Son : Claude Beaugrand et Pierre Bertrand. Mont. : René Roberge. Mont. son : Esther Auger. 62 minutes. Prod. : Les Films du Tricycle.

Version abrégée d’un texte paru en 1995, dans le n° 80 de 24 images.

 


4 octobre 2013