Pourrons-nous vivre ensemble ?
Numéro : 158Chronique d’une année
par André Roy
Alain Touraine, dans son ouvrage Pourrons-nous vivre ensemble. Égaux et différents ? 1, affirme que la société n’est pas un système tout-puissant à produire et à se reproduire, mais qu’elle dépend de la possibilité du Sujet (avec une majuscule) à l’investir et à la dépasser par sa parole et sa place dans la vie sociale. Le Sujet devient en quelque sorte libre par la connaissance de ce qu’il est et la reconnaissance de l’Autre. C’est ainsi qu’est établi son rapport au monde. Si chacun a une identité unique, c’est à cause de la possibilité de cette reconnaissance. Mais cette identité n’est pas donnée ; elle doit, comme la liberté, se conquérir, chose de plus en plus ardue. Les progrès de la technique et de la communication, l’abolition des frontières et l’élargissement de l’espace commun font que les habitants de la société sont confus quant à leur place dans cette société, que leurs liens d’appartenance sont lacunaires et qu’ils se sentent marginaux. En plus du poids de l’anxiété (quant à l’avenir, par exemple) et de la souffrance (particulièrement due à la pauvreté et à l’exclusion), il n’existe plus de points de rencontre, d’appuis qui pourraient les rendre confiants et heureux. Les changements survenant dans le monde – qu’accentuera la mondialisation – sont permanents, incontrôlables, angoissants. Comment alors se fonde sa responsabilité tant individuelle que collective ? Nous sommes dans un monde en mutation et sa transformation dépendra d’un « travail intérieur », comme le souligne le sociologue, d’un travail sur soi. Pour Touraine, nous ne pourrons vivre ensemble et égaux qu’à la condition de placer « l’idée du Sujet personnel au centre de notre réflexion et de notre action ».
Tel pourrait-on résumer le propos alimentant le premier long métrage de Philippe Lesage de 2006, Comment pourrons-nous vivre ensemble ? Mais il ne faut pas s’attendre ici à un documentaire dont l’objet serait clos sur lui-même, où tout serait net : compris et entendu. Pas question pour le cinéaste de se mouler dans une œuvre politico-sociale dans laquelle les interrogations seraient bannies, les explications incontournables et l’interprétation de ce qui est montré univoque, éclairant de manière étale la thèse d’Alain Touraine. Le film fait plutôt place à une approche empathique et imprévisible, à une exploration attentive et poétique, loin des standards télévisuels du documentaire. Le cinéaste donne l’impression de se laisser porter par les faits, les gestes et les paroles. D’ailleurs, l’histoire du tournage illustre parfaitement la manière de filmer de Lesage, qui se confirmera dans les œuvres suivantes (Comment savoir si les petits poissons sont heureux, de 2009, et Ce cœur qui bat, de 2011).
Au départ, il s’agissait d’une commande : enregistrer des entretiens avec Alain Touraine en complément à un livre qu’écrivait l’oncle du réalisateur2. L’actualité (l’embrasement des banlieues parisiennes) l’a engagé dans une aventure non programmée : le filmage de jeunes des banlieues et du lycée Fénelon du 6e arrondissement de Paris. Il tentera d’effectuer un rapprochement entre la thèse d’un intellectuel français connu jusqu’en Amérique latine et la réalité sociale de la France de la décennie 2000. Il promènera sa caméra sur des jeunes de la capitale et de ses faubourgs à la suite des émeutes violentes survenues en 2005. Au-delà de son aspect sociopolitique, autant pour les extraits des entretiens avec Touraine que pour son plongeon dans la réalité de la cité et de ses banlieues, le film est lesté d’une valeur ajoutée : la grande mélancolie qui l’imprègne, intensifiée par son noir et blanc. Le langage, la musique, le rap, la fraternité virile, le désœuvrement des jeunes banlieusards donnent particulièrement l’impression tenace d’un désastre annoncé, que n’est pas sans nourrir ce qui est observé : l’abîme entre deux mondes, de toute évidence irréconciliables.
Chronique d’une année à Paris, Comment pourrons-nous vivre ensemble ? montre que l’enregistrement du monde tient de l’apprentissage et du risque. Que, se confondant avec le désir du cinéaste (le tournage s’est décidé presque sur un coup de tête à la suite des émeutes des banlieues), il est aussi suspensif que dubitatif dans sa confrontation au réel : il veut permettre au spectateur d’être créatif, lui laisser toute la place pour son regard et sa réflexion. « Je suis pour un cinéma qui laisse des zones plus flottantes nous permettant de nous réfléchir et de nous penser », nous dit le cinéaste3. Son film le confirme de manière éclatante.
1. Paris, Fayard, collection « Essais », 1997, 396 p.
2. Voir l’entretien de Philippe Lesage avec Jean-Baptiste Hervé dans la revue Internet Hors Champ, https://www.horschamp.qc.ca/ENTRETIEN-AVEC-PHILIPPE-LESAGE.html.
3. Hors Champ, idem.
Québec, 2006. Ré. et ph. : Philippe Lesage. Mont. : Mathieu Bouchard-Malo. Prod. : Marc Lesage. 80 minutes.
22 août 2013