Que ta joie demeure
Numéro : 168Une fugue de Denis Côté
par Philippe Gajan
Et si les films de Denis Côté n’étaient que des histoires de fantômes ? Il ne suffit pas ici de repérer les créatures qui hantent ses films, comme l’ours de Vic et Flo, le tigre de Curling, la bête fantastique de Nos vies privées… Non, il s’agit plutôt d’observer le surgissement des personnages dans l’histoire et dans le plan1 et leur capacité/incapacité à les habiter. L’irruption de la fiction dans Carcasses, c’est-à-dire l’arrivée de la tribu trisomique est à ce compte-là exemplaire tout comme les apparitions du personnage joué par Marie Brassard (Jackie/Marina est le fantôme du passé de Vic) dans Vic + Flo ont vu un ours. Ce sont tous des « survenants » comme le sont d’une certaine façon les visiteurs du zoo de Bestiaire dans cette étrange scène de transhumance humaine. Outre leur pouvoir d’injecter de la fiction, ces survenants viennent d’un autre monde.
Dans Que ta joie demeure, s’il poursuit cette réflexion sur la frontière fiction/documentaire, ou sur la friction entre des mondes parallèles, le cinéaste réussit à élargir ses horizons. Le film débute par une adresse au spectateur, mise en scène comme une tentative de séduction, mais aussi et surtout comme une proposition d’un pacte de confiance. La jeune femme, métaphore du film ou du cinéma, nous enjoint d’abaisser nos défenses et de la suivre sur un chemin mystérieux. En l’occurrence, un chemin qui nous conduit à l’usine, une plongée dans le monde du travail. Mais si l’on pouvait s’amuser dans Bestiaire à proposer une lecture marxiste (certes un peu tordue : les animaux comme ouvriers du zoo, un regard en miroir de l’aliénation), dans Que ta joie demeure, cette lecture ne tient plus, trop évidente, trop balisée peut-être. Manifestement le film n’est certainement pas là pour nous expliquer le monde du travail et son rapport aux sociétés contemporaines. Non, cette fois-ci, avec d’ailleurs une approche ouvertement ludique – le film est placé sous le signe d’une citation de Courteline, et, disséminés dans les cadres successifs, des maximes, souvent drôles, créent des diversions – le cinéaste multiplie les propositions et, ouvertement, se refuse à les faire converger. Sur le plan formel particulièrement, puisque les formes narratives convoquées dans cet essai se métamorphosent constamment, passant allègrement du documentaire au conte, du théâtre à des approches plus contemplatives ou encore expérimentales. Là on pense à James Benning (la contemplation des forces brutes et obscures de la machine), l’instant d’après aux Straub (la posture théâtrale dans un environnement décalé)… La comédie musicale n’est pas bien loin non plus. Devant cette multiplicité, on serait tenté de dire que Denis Côté vient remplir sa part du contrat envers le spectateur : lui laisser son libre arbitre, ne pas lui imposer une vision, mais au contraire lui proposer de prendre une part plus active dans le film, et ce faisant, lui permettre de s’ouvrir en lui donnant la (rare et précieuse) possibilité de laisser le film venir à lui.
Jusqu’à présent, Denis Côté a réalisé huit longs métrages, cinq fictions et trois essais cinématographiques qui, depuis Carcasses, lui permettent d’expérimenter de nouvelles avenues en toute liberté, entre deux productions plus « lourdes ». Cette liberté, indubitable dans Que ta joie demeure, est intéressante car elle est au carrefour d’une rencontre, improbable certes, entre les détracteurs et les admirateurs de l’œuvre du cinéaste. Dans son (excellent) article2, mon collègue Alexandre Fontaine Rousseau interroge le cinéaste sur sa capacité à investir le réel, lui reprochant de le manipuler ou encore d’« affirmer une distance plutôt que d’effectuer un rapprochement ». Cette distance peut paraître justement salutaire et si, effectivement, on ne peut parler de friction entre fiction et documentaire, c’est que tout est fiction dans le cinéma de Denis Côté : une nécessaire médiation avec le monde (plutôt qu’avec le réel). Le sujet de son (ses) film(s) devient dès lors le cinéma (et donc la médiation) et non pas l’illustration d’un sujet. Un film de 70 minutes ne peut prétendre circonscrire un thème aussi vaste que notre relation au travail aujourd’hui. Au moins, l’aura-t-il porté à notre attention. La véritable ouverture d’un film comme Que ta joie demeure, pour qui accepte de suivre le cinéaste, est sa proposition de cheminer avec l’œuvre pour tenter de renouveler notre regard sur le monde… avec l’aide du cinéma.
1. voir également la critique de François Jardon-Gomez sur Vic+Flo ont vu un ours
– https://revue24images.com/critics-article-detail/1517
2. « Le taxidermiste et l’ouvrier », 24 images n° 167, p. 57-58.
12 août 2014