Québec court, prise 2
Numéro : 152par Bruno Dequen
Sébastien Pilote (Le vendeur) et Anne Émond (Nuit # 1) sortent cette année leur premier long métrage. Albéric Aurtenèche vient de recevoir le Jutra du meilleur court métrage. Halima Ouardiri a marqué la planète festival avec son conte naturaliste original. Guillaume Fortin était le seul film québécois en compétition à Clermont-Ferrand cette année. Enfin, Karl Lemieux, après avoir remporté le grand prix Prends ça court ! pour Passage, sa seule incursion du côté de la fiction à ce jour, poursuit sa pratique du cinéma expérimental et vient de réaliser un film d’animation très remarqué. Ces quatre derniers préparent également leur premier long métrage.
Voici donc rassemblés six des meilleurs courts métrages québécois produits lors des quatre dernières années. Ces films révèlent une diversité de tons et d’approches qui laisse augurer de beaux lendemains. Il s’agit, en quelque sorte, du volume 2 de notre DVD Québec courts de 2007, qui accrédite l’idée d’une deuxième vague au cœur du jeune cinéma québécois des années 2000. – B.D.
Mokhtar d’Halima Ouardiri
Gagnant du concours Cours écrire ton court 2009 et prix Simplex du meilleur court métrage de fiction aux derniers Rendez-vous du cinéma québécois, Mokhtar marque l’entrée dans le domaine de la fiction d’EyeSteelFilm, célèbre compagnie de production documentaire montréalaise. Chargée de la promotion d’événements, de la production et de la distribution pour cette compagnie depuis 2005, Halima Ouardiri réalise avec Mokhtar son premier court métrage professionnel. Le film est un récit d’enfance basé sur une histoire vraie. Celle d’un jeune chevrier qui ramène chez lui un bébé hibou tombé du nid et se heurte aux superstitions de son milieu familial où l’oiseau est considéré comme un animal de sinistre augure. Porté par son réalisme aride en phase avec le monde rural qu’il décrit, le film a des accents de fable ou de conte, voire de récit fondateur de la violence au sein d’une société patriarcale obscurantiste où le poids des traditions aliène et enferme. La mise en scène de Halima Ouardiri rend bien l’austérité d’un cadre de vie où le paysage et les âmes s’influencent mutuellement pour créer un espace primitif, hors du temps, qui semble immuable depuis les origines du monde. Pour l’enfant, cet oiseau « primordial », que bien des cultures associent à la nuit et à la mort, est avant tout sujet d’attention et d’amour, avant de devenir symbole de rébellion contre l’autorité du père. Avec son découpage classique au plus près des affects des personnages et ses plans larges qui disent le lien à la terre sans lyrisme ostentatoire, Mokhtar s’impose par la simplicité et l’évidence de son récit. Simple comme son titre, un prénom seul, face au reste du monde. De son cachot, l’enfant observe ce qui l’entoure à travers un trou dans la porte. En jouant ainsi sur la pulsion scopique, la cinéaste renvoie le spectateur à son propre voyeurisme face à un drame qui interdit toute jouissance. Sans doute dans l’art de raconter, la cinéaste cherche-t-elle à conjurer la violence hostile et naturelle qui émane de cet ordre du monde où seule la douceur d’une grand-mère aimante semble apporter quelque baume. Mais pas de sentimentalisme ici. En bout de course, le récit nous laisse plutôt dans un inconfort absolu en filmant les noces barbares de la violence et de la beauté à la faveur d’un moment d’intensité dramatique aussi cruel qu’inattendu. Là où, suite à la révolte de l’enfant, notre désir de voir attendait un « plus » de regard ouvrant sur la vie, c’est l’ordre réglé de tout temps par quelque force indépassable qui triomphe. Un ordre où l’enfance reste sacrifiée, bâillonnée. Dans un dernier plan en bordure de mer qui renvoie aux premières séquences du film et revient en boucle comme le retour du même, l’enfant rentre des champs avec son troupeau. Soudain, la caméra cadre Mokhtar regardant la mer à perte de vue, permettant alors une timide échappée vers ce « plus » de regard tant attendu, un déplacement vers un ailleurs aussi vertigineux que le vide. Mais nous n’accéderons pas au regard subjectif de l’enfant face à cette immensité. Comme si Halima Ouardiri n’avait pas osé lui donner sa pleine autonomie. Sans doute à l’image d’une jeune cinéaste talentueuse encore à construire son propre regard dans le chaos du monde. – Gérard Grugeau
Québec, 2010. R. et sc. : Halima Ouardiri. Ph. : Duraid Munajim, Son : Bruno Pucella, Mont. : Hélène Girard. Int. : Abdallah Ichiki, Omar Belarbi, S’fia Massi. Prod. : Mila Aung-Thwin et Halima Ouardiri pour EyeSteelFilm. 16 minutes.
Sophie Lavoie d’Anne Émond
Le moins que l’on puisse dire est qu’Anne Émond n’aura pas mis de temps pour se faire remarquer. C’est en effet dès son premier court métrage, Portes tourmentes, réalisé en 2000 lors d’un DEC au collège Ahuntsic, qu’elle parvient à se distinguer en remportant le prix du meilleur court de fiction du Festival intercollégial du cinéma étudiant. Qualité de l’air, réalisé en 2005 au terme de sa formation en communications, profil cinéma à l’UQAM, lui vaudra encore une mention honorable à l’Atlantic Film Festival de Halifax avant que L’ordre des choses évoquant le chaos que devient la vie d’un jeune homme livré à lui-même (prix Coop Vidéo de la meilleure réalisation aux Rendez-vous du cinéma québécois, nomination au Jutra du meilleur court de fiction), et Naissances, organisant la rencontre improbable sur la route d’une jeune femme venant d’avorter et d’un homme mal dans sa peau (primé à Brooklyn, placé dans le Canada’s Top Ten du festival de Toronto en 2009), ne confirment sa place à part dans le paysage du court métrage québécois. Place méritée tant l’univers déployé dans ses réalisations par cette réalisatrice productive semble cohérent et singulier. Extrêmement attentifs aux détails, ses films frappent par leur habileté à naviguer en zones troubles – la solitude, le hasard, le mal-être, les rencontres ratées – sans pourtant ne jamais s’appesantir, en refusant de se complaire dans le misérabilisme.
Mais c’est véritablement dans Sophie Lavoie, sacré meilleur court métrage canadien au Festival du nouveau cinéma 2010 et nommé aux Jutra, que sa démarche semble la plus aboutie. Là, en observant, en un seul plan-séquence fixe et en noir et blanc, une jeune femme répondre à un questionnaire médical préalable à un test de dépistage du VIH, elle raffine encore davantage ce qui impressionnait déjà précédemment : sa maîtrise de la durée, du cadre et des silences, conçue pour mettre en valeur les performances de ses comédiens. Comme dans un strip-tease émotionnel ne versant jamais dans le sensationnalisme, l’actrice Catherine de Léan y dévoile patiemment l’intériorité de cette Sophie Lavoie, mais aussi celle d’une certaine jeunesse québécoise prise entre un désir éperdu de liberté, un besoin de réagir au conformisme et une angoisse certaine de l’avenir mal dissimulée sous une insouciance et une légèreté de façade. Minimalisme formel mis au service d’une réelle complexité narrative et ouvrant un terrain de jeu formidable aux comédiens, sobriété et épure presque maximale appuyant sans cesse une dimension humaine et sociale manifeste, rythme fait de dilatations et de contractions du temps : si Anne Émond s’inscrit sans nul doute dans le sillage des jeunes cinéastes québécois ayant fait de leur démarche formelle l’aspect le plus impressionnant de leur cinéma, c’est sur le plan narratif qu’elle se distingue d’ores et déjà. – Helen Faradji
Québec, 2009. R. et sc. et prod. : Anne Émond. Ph. : Philippe St-Laurent Lévesque. Son : Simon Gervais. Int. : Catherine de Léan, Émile Proulx-Cloutier. 8 minutes.
M’ouvrir d’Albéric Aurtenèche
Actif dans les domaines du cinéma et des nouveaux médias, Albéric Aurtenèche réalise trois courts films expérimentaux avant de faire le saut en fiction en 2007 avec le court métrage L’appel du vide. Gagnant du Jutra 2010 du meilleur court métrage, M’ouvrir est son second film de fiction. Au Canada, un adolescent sur six se taillade ou se blesse volontairement. Troublante réalité que traite aujourd’hui sans faux-fuyant M’ouvrir. Loin de tout constat sociologique, le film arpente un territoire fictionnel délicat et audacieux, exploré avec talent sur le versant adulte par Marina de Van (Dans ma peau) et David Cronenberg (Crash). En 19 minutes à peine, de façon certes moins ambitieuse mais néanmoins convaincante, le jeune cinéaste réussit à trouver le ton juste pour montrer la déroute identitaire qui habite certains adolescents au point de les amener à céder à leurs pulsions destructrices et à s’automutiler. De facture plutôt classique avec force gros plans et un découpage qui refuse le plan-séquence, la mise en scène colle ici au drame psychologique de Gabrielle, taraudée par un trouble émotionnel qui la coupe dangereusement du monde. Symptôme d’un dysfonctionnement familial profond lié à quelque traumatisme de l’enfance, moyen radical d’exprimer ses émotions ou de garder un rapport de proximité avec le corps, désir de se sentir vivante en se scarifiant : autant de pistes qu’effleure le cinéaste sans en privilégier aucune. Là réside la force du point de vue, dans cet espace flottant, indéfinissable, en phase avec le mal obscur de Gabrielle, que sculpte la mise en scène en suscitant malaise et inquiétude. D’autant plus que la première et la dernière séquences qui se répondent en miroir n’offrent aucune issue rassurante au spectateur. Le mal est là, bien installé, comme une drogue qui vient combler un manque et, en libérant ses endorphines, jouer le rôle de régulateur d’émotions. C’est d’ailleurs là un fait clinique avéré que traduit avec puissance la séquence musicale finale où la saturation sonore et le ralenti de la mise en scène accompagnent la jeune fille dans une sorte d’état presque hallucinatoire. À travers ces choix judicieux, le réalisateur amplifie et rend d’autant plus crédible la fascination morbide dans laquelle s’enferme Gabrielle avec une sorte de narcissisme presque amoureux. Voyage introspectif au cœur d’une adolescence à fleur de peau qui se marginalise, M’ouvrir prend le parti de suggérer plutôt que d’expliquer, sans perdre de vue pour autant la réalité malaisée d’une période de la vie qui doit apprendre souvent à composer avec un trop-plein d’émotions des plus perturbants. Éloigné de toute caricature, le film déploie une vibration intime intense et mystérieuse, tout en évitant le piège de la froideur clinique davantage associée à un état adulte refermé sur ses rituels. C’est en cela que le regard d’Albéric Aurtenèche, aspiré par la détresse poignante de son personnage féminin, révèle toute son humanité. – G.G.
Québec, 2010. R. et sc. : Albéric Aurtenèche. Ph. : Nicolas Canniccioni. Mont. : Isabelle Malenfant. Son : Dominique Chartrand. Mus. : Roger Tellier-Craig. Int. : Ariane Trépanier, Pierre-Luc Lafontaine, Denis Bernard. Prod. : Nancy Grant – Metafilms. 19 minutes.
Dust Bowl Ha ! Ha ! de Sébastien Pilote
« Dans une ville, aux abords d’une baie, la baie des Ha ! Ha !, un homme n’a plus de travail. » En 2007, Dust Bowl Ha ! Ha ! a été un petit phénomène. Récipiendaire de nombreux prix, ce court métrage autoproduit par un cinéaste saguenéen au moyen d’une bourse du Conseil des Arts marque immédiatement les esprits au point de s’imposer comme l’un des courts métrages les plus importants de la décennie et de faire de son auteur un cinéaste à suivre. Alors que nous attendons Le vendeur, premier long métrage de Sébastien Pilote, présent au festival de Sundance plus tôt cette année, retournons donc voir ce film qui « décante » le regard1.
Sur papier, Dust Bowl Ha ! Ha ! est d’une simplicité confondante. En 13 minutes, Pilote présente, caméra à l’épaule, la journée d’un homme récemment licencié de l’usine dans laquelle il travaillait depuis 18 ans. Le film est d’ailleurs découpé comme une journée de travail : 7 à 12, pause dîner, etc. Il ne se passe pas grand-chose. Un peu d’attente à l’assurance-emploi, l’achat d’une pelle, la vente d’une motoneige et, finalement, le souper familial. Le tout entrecoupé de plans d’une ville manifestement ravagée par le chômage. Comment se fait-il alors que cette œuvre, qui semble de prime abord dans la parfaite lignée d’un cinéma minimaliste de la détresse sociale, se soit à ce point démarquée ?
Il y a tout d’abord cette sublime voix off du personnage. Sur le ton rapide et sec typique de quelqu’un pour qui la prise de parole n’est pas chose aisée, ce personnage essaie de comprendre ce qu’il ressent. Passant en l’espace d’un instant de l’anecdote insignifiante à la réflexion involontaire sur la société qui l’a conçu tel qu’il est, cette narration vient non seulement remettre en question la banalité apparente des scènes présentées, mais elle réussit surtout à créer une intimité inouïe entre le spectateur et le personnage. Pilote parvient ainsi à nous faire ressentir viscéralement la solitude et le désespoir de cet homme ordinaire. Plus encore, l’émotion générée par un tel procédé est décuplée par la présence très visible de la caméra. En effet, celle-ci semble constamment chercher à faire le foyer, et il suffit du moindre mouvement de la part du personnage pour que l’image devienne momentanément floue. Ce choix formel, qui peut sembler accidentel et irritant de prime abord, constitue la véritable raison d’être de ce film. Récit portant sur la perte du statut social d’un homme et la disparition éventuelle d’une certaine forme de société, Dust Bowl Ha ! Ha ! est un film obsédé par cette figure de l’effacement. Personnage commun sans qualité, notre « héros » fait partie de ceux que l’on ne regarde pas, que l’on oublie dès que la nouvelle n’est plus d’actualité. Même le film doit lutter pour le maintenir en foyer… S’il n’y avait pas cette voix off, nous ne le verrions peut-être pas non plus. Seul, ignoré, il n’a d’autre choix que de finir par s’effondrer silencieusement en plein repas, transmettant malgré lui sa détresse à son fils, qui le regarde fixement. Ainsi que tous les spectateurs, qui ne comprennent pas comment un film si court peut dire autant sur l’état de notre société et de notre humanité. – Bruno Dequen
1. Dust Bowl Ha ! Ha !, Jean-Pierre Vidal, 24 images, no 134, p. 46.
Québec, 2007. R., sc., mont. et prod. : Sébastien Pilote. Ph. : Guillaume Tremblay, Sébastien Pilote. Son : Ken Allaire, Guillaume Thibert. Mus. : Pierre Lapointe. Int. : André Bouchard, Gérald Pilote, Jean Wauthier. 13 minutes.
Dolorès de Guillaume Fortin
Les Fortin. Quiconque fréquente, ne serait-ce que de loin, le monde du court métrage québécois a forcément déjà entendu ce nom. Il y a d’abord le grand frère, Pierre-Mathieu, producteur, cofondateur et président de NITROfilms (Pour le meilleur et pour le pire, de Miryam Bouchard, Petit dimanche de Nicolas Roy) ; il y a aussi Sarah (Synthétiseur, Deux enfants qui fument), la petite sœur, première à avoir franchi le cap du long métrage avec son documentaire sur Stephen Faulkner J’m’en va r’viendre ; et il y a Guillaume, troisième pilier de la fratrie créative, formé en arts visuels à Concordia et débarqué dans notre paysage en 2002 avec Infini réalisé lors de son baccalauréat en communication, option cinéma à l’UQAM. Sélectionné au prestigieux festival de Clermont-Ferrand, primé par trois fois au Festival des films du monde (meilleur montage, meilleur film et grand prix Kodak), ce film, évoquant l’étrange métier d’un homme chargé de monter les images de la vie d’hommes et de femmes après leur mort, s’amuse à jongler entre le 8, le 16 mm et la vidéo numérique, et impose d’emblée la signature de Guillaume Fortin : celle d’un styliste, amoureux fou du cinéma, notamment de genre, et de ses techniques.
Si ses deux films suivants abandonnent quelque peu cette dimension réflexive, ils le font au profit de la création d’atmosphères soignées, campagnardes et inquiétantes. Sortis coup sur coup en 2006, Laura, réalisé dans le cadre d’un Kino Kabaret au festival du court métrage de Bruxelles, concentré sur un moment particulier de la vie d’une jeune fille de 16 ans, et L’étranger, sacré meilleur court métrage québécois à Fantasia, distillant une menace sourde et constante en suivant l’étrange parcours d’un homme perdu dans un champ, les mains tachées de sang, viendront en effet confirmer l’originalité de ce regard cinéaste, préférant le mystère et l’étrangeté aux habituelles conventions narratives. Plus classique dans ses thèmes, mais tout aussi singulier dans son approche formelle, interprété avec beaucoup de justesse par Lily Thibeault, Dolorès, sélectionné à Clermont-Ferrand et au Short Film Corner de Cannes, plonge dans le début des années 1960 en pleine grève de l’industrie minière dans le sud-est du Canada pour suivre les questionnements existentiels d’une jeune serveuse perdue entre un petit ami briseur de grève et absent, et ses désirs de femme. Avec beaucoup de sensibilité, appuyé par une direction photo douce et chaleureuse, Dolorès perfectionne encore cette approche unique, faite d’une réelle originalité narrative, d’une attention délicate à la complexité des sentiments humains, d’un sens du rythme amené par un montage nerveux, voire fébrile et d’une maîtrise formelle proprement impressionnante. – H.F.
Québec, 2010. R., sc. et mont. : Guillaume Fortin. Ph. : Mathieu Laverdière. Son : Daniel Fontaine-Bégin. Mus. : Serge Nakauchi Pelletier. Décors : Olivier Laberge. Costumes : Julie Breton. Int. : Lily Thibeault, Étienne Pilon. Prod. : Pierre-Mathieu Fortin, NITROFilms. Dist. : Locomotion. 15 minutes.
Passage de Karl Lemieux
Entre Western Sunburn1 en 2007 et Mamori2 en 2010, animation abstraite résultant d’une passionnante collaboration avec le musicien espagnol Francisco Lopez, Karl Lemieux s’essayait à la fiction en 2008 avec Passage. Passage réussi, non seulement par la force du film, bien sûr, mais également par les liens qu’il tisse avec l’ensemble de l’œuvre de son auteur. Car après tout, ce n’est pas tous les jours qu’un cinéaste expérimental franchit le Rubicon !
Personnalité atypique du cinéma québécois, cofondateur du collectif de cinéma expérimental Double négatif, Karl Lemieux a désormais tout de l’homme orchestre, puisqu’il faut ajouter à ses activités les performances cinéma musique. Cinéma musique, c’est peut-être par là qu’il faut commencer. Pour Passage, il a obtenu la collaboration de Roger Tellier-Craig. Aujourd’hui, on imagine d’ailleurs mal un musicien d’avant-garde refuser de travailler avec Lemieux sans une bonne raison. Et pour cause, le cinéaste connaît la musique. Passage a tous les attributs d’une pièce musicale réussie, rythme précis, couleur et surtout sens de l’instant, du « iming ». Rarement en effet aura-t-on vu un film suspendu à une image, à un moment, le moment, justement, ou le film existe ou s’effondre, se gagne ou se perd.
Mais reprenons. Passage, entre road movie et représentation d’un fantasme, est un film très simple en apparence, qui montre quelques heures dans la vie de quatre jeunes gens, deux couples probablement, en virée. Dans la voiture, les deux garçons sont devant, pas un mot n’est prononcé, la force de l’habitude, celle qui découle, on imagine, d’une longue amitié qui désormais se passe de ces discours qui tentent de faire diversion et d’écarter les petites gênes comme les malaises plus importants. Et pourtant, le malaise, on y fonce tout droit. Dans une chambre de motel anonyme, les corps se frôlent, se cherchent. Et c’est alors que survient ce moment magique : l’une des jeunes filles s’écarte du groupe, elle se sent de trop. Il s’agit là d’un des très grands moments de détresse qu’ait éprouvé un personnage au cinéma, un instant d’une violence intense, de ceux qui font que cet art semble exister pour cristalliser ces émotions-là.
Tout est dit. Il y a bien ensuite le retour et le prolongement du malaise, malaise désormais inscrit dans les corps et les postures, mais ce moment a eu lieu, celui d’une initiation puisque, dès lors, plus rien ne sera pareil. – Philippe Gajan
1. DVD 24 images, no 134 – Chutes et brûlures
2. Voir L’Amazonie rêvée par Karl Lemieux – revue24images.com/articles.php ?article=1096
Québec, 2008. R. et sc. : Karl Lemieux. Ph. : Mathieu Laverdière. Mont. : Mathieu Bouchard-Malo. Son : The Pines – David Bryant. Mus. : David Bryant. Int. : Brigitte Pogonat, Francis Ducharme, Mathieu Bourguet, Geneviève Ouellon. Prod : Karl Lemieux, Rodrigue Jean, Nicolas Comeau. 15 minutes.
23 août 2013