Rip in Pieces America
Numéro : 162L’homme sans caméra
propos recueillis par Apolline Caron-Ottavi et Philippe Gajan
La dernière année cinématographique québécoise a été marquée par la redécouverte du travail de Dominic Gagnon. Malgré une reconnaissance précoce dès ses premiers courts métrages (Beluga Crash Blues, Parapluie Bomb City), cette œuvre était tombée néanmoins dans l’ombre, comme le soulignait Marcel Jean dans son texte du numéro 159 de 24 images, « Fragments d’une Amérique en morceaux ». Les démarches atypiques comme celles-là, qui ouvrent des voies avec une foulée d’avance, se trouvent souvent marginalisées du fait de leur nature inclassable et déconcertante. Mais les derniers mois ont permis de remettre l’œuvre de Gagnon au premier plan, grâce aux projections successives à l’automne 2012 de ses deux derniers films (Big Kiss Goodnight au Festival du nouveau cinéma et Pieces and Love All to Hell aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal) puis, en février 2013, au cycle « Data et la Trilogie du Web » présenté par la Cinémathèque québécoise – accompagné d’une leçon de cinéma durant laquelle la pensée du cinéaste a enfin eu le temps et l’espace de se révéler de façon aussi précise et lucide que son travail de montage. Aussi, dans le cadre du présent dossier, qui s’intéresse aux mutations et aux nouvelles formes de cinéma, de même qu’à l’occasion de notre édition en DVD de RIP in Pieces America, premier volet de ce qui a été nommé pour l’instant la « Trilogie du Web », il nous a semblé important d’offrir un prolongement à la réflexion amorcée en février dernier lors de la rencontre publique de la Cinémathèque.
RIP… est un film tourné dans l’urgence, à la veille des élections américaines de 2008, alors que le Web est le lieu d’une montée en puissance de la paranoïa. Tous les principes de cette façon encore inexplorée de faire du cinéma sont déjà présents : la seule force du montage fait office de commentaire à ces vidéos tirées du Web, dans une récupération brute des images d’aujourd’hui qui n’est pas sans rappeler l’esprit de l’avant-garde des années 1920, quelque part entre le film sans caméra, le collage et le ready-made. Pour reprendre une expression de Duchamp, il s’agit bien dans le montage de Dominic Gagnon d’un « ajustement du disparate ». En s’attelant à travailler la matière du réseau Web, Gagnon insuffle une pensée critique à ce qui n’est au départ qu’une accumulation sans forme d’exhibitions, d’appels, de protestations, dont les combinaisons infinies ne disent rien par elles-mêmes. En continuité avec cette prédilection pour le « détournement », il n’est donc pas surprenant que son prochain film, L’espace de la société, revisite La société du spectacle de Guy Debord à la lumière d’images de notre époque. Les films de Gagnon sont marquants surtout en ce qu’ils inventent une façon de faire du cinéma « autrement », tout en revenant à l’essentiel de ce qu’est le cinéma. C’est un cinéma de l’engagement, au sens où le cinéaste, sans embrasser aucune cause, est engagé personnellement dans ce (et avec ceux) qu’il filme, nous incitant à faire de même ; un cinéma qui, par son économie de moyens et en se passant d’intermédiaire (de la caméra au distributeur), peut se permettre d’être entièrement indépendant et libre ; un cinéma contemporain au sens le plus fort du terme, qui se nourrit de l’immédiateté des images d’aujourd’hui tout en les arrachant à leur existence éphémère. Enfin, il s’agit surtout d’un cinéma du rythme, dont les films à la cadence cathartique et communicative demandent à être revus tant l’intensité de l’expérience qu’ils proposent est complexe. Mais laissons la parole au cinéaste : parole communicative elle aussi, à la manière des inoubliables anecdotes de Data. – A.C.-O.
22 août 2013