Ruth
Numéro : 156DVD offert avec la version papier pour les abonné.e.s, ou lors de l'achat du numéro sur notre boutique en ligne : 200 films québécois qu’il faut avoir vus
Amorce d’une trajectoire passionnante
par Marcel Jean
C’est toujours un plaisir d’assister à la naissance d’un cinéaste : le voir prendre son envol, déployer ses ailes, prendre de l’assurance, gagner de l’altitude… Il y a ainsi quelque chose de jouissif à retourner en arrière pour voir ses premières réalisations : assister à ses balbutiements, alors qu’on sent chez lui une envie de cinéma, irrésistible, mais que cet enthousiasme ne s’accompagne ni des moyens, ni de la maîtrise qui lui permettraient de s’accomplir.
C’est à ce type d’expérience que 24 images convie aujourd’hui ses abonnés en accompagnant la revue d’un DVD contenant non seulement le très convaincant premier long métrage de François Delisle, Ruth, mais aussi les deux courts et le moyen métrages qui l’ont précédé et qui marquent les débuts du réalisateur de Deux fois une femme.
François Delisle est devenu, au fil des ans, l’une des voix les plus attachantes du cinéma indépendant au Québec. Producteur de ses films, auteur complet de quatre longs métrages qui proposent un regard sensible sur des personnages féminins en crise, Delisle a offert à ses actrices – Ariane Frédérique dans Ruth, Anne-Marie Cadieux dans Le bonheur c’est une chanson triste et dans Toi, Évelyne Rompré dans Deux fois une femme – leurs plus beaux rôles. Cet intérêt pour les figures féminines commençait à se cristalliser dans Beebe-Plain, dans lequel le personnage de Judith (interprété par Anne-Marie Théroux) se démarquait par sa vitalité. Dès le début du film on comprend qu’elle étudie l’histoire de l’art, visiblement par choix, tandis que dans une scène qui survient plus tard une autre jeune fille dira : « J’étudie dans le vide ». Toute la différence est là. Judith ne se perçoit pas comme étant « dans le vide », même si elle est incapable de se sortir d’une relation de couple vouée à l’échec avec Jean, saxophoniste sans envergure. D’une certaine façon, Judith annonce ce que deviendra le cinéma de Delisle : le personnage n’est pas encore au centre du récit (toute la deuxième moitié du film tourne autour des agissements de Jean), mais il est déjà celui qui compte. C’est, comme les femmes qui suivront, un personnage féminin aux prises avec la lâcheté des hommes : humilié (Jean refuse de reconnaître la qualité de sa production artistique), trompé (lors d’une fête à laquelle Judith a refusé de se rendre parce qu’elle doit étudier, Jean embrasse une inconnue), celle-ci n’a pas encore la conscience de sa condition, mais elle veut vivre.
Avant Beebe-Plain, Delisle réalise deux courts métrages, dont « La mer on s’en fout ! », qui rappelle autant le courant post-dadaïste (notamment par sa fin dans laquelle les deux marins d’eau douce « naviguent » au cœur de Montréal) que Les carabiniers de Godard (la présence du texte manuscrit, le caractère distancié de l’action). On est là au milieu d’une fantaisie absurde qui trouve sa source dans un réel sans horizon, les personnages étant comme des poissons dans un aquarium (ce qu’illustre littéralement Delisle). Du couteau au fusil, son deuxième court métrage réalisé juste avant Beebe-Plain, se présente plutôt comme la chronique réaliste mais fragmentée d’une jeunesse désœuvrée : deux garçons et une fille traînent dans Montréal et sa banlieue, font de la musique… Déjà, on se rapproche de Ruth.
Lors de sa sortie, en 1994, Ruth est apparu comme une véritable bouffée d’air frais dans le cinéma québécois. On déplorait, à l’époque, que les quelques rares premiers longs métrages qui atteignaient les écrans aient si peu de résonance dans la réalité. Dans un tel contexte, le film de François Delisle, avec son réalisme cru, se démarquait de l’ensemble de la production. Surtout, comme l’annonçaient déjà les trois premiers films du cinéaste, Ruth dépeignait une jeunesse en plein désarroi, face à un avenir bouché, jeunesse jusque-là absente des écrans. C’était l’apparition de la génération X dans le cinéma québécois.
À l’espoir dérisoire de « La mer on s’en fout ! », où le personnage interprété par Denys Desjardins découvre qu’il a le pied marin et devient comme par magie capitaine de bateau, succède le désespoir d’une adolescente révoltée. Ruth rompt avec sa famille, se retrouve isolée, victime sacrifiée pour avoir voulu s’affranchir sans savoir comment s’y prendre : alors qu’elle se suicide à Montréal, les deux hommes qui ont fait alliance pour la trahir partent à la chasse, le long des berges, à Kamouraska…
Entre « La mer on s’en fout ! » et Ruth, la trajectoire de François Delisle est passionnante.
1994, 70 minutes, avec Ariane Frédérique, Emmanuel Bilodeau, Frédéric Teyssier, Micheline Lanctôt. En supplément 3 courts métrages de François Delisle : Beebe-Plain, 1991, 43 minutes, Du couteau au fusil, 1990, 14 minutes, « La mer on s’en fout ! », 1989, 13 minutes.
22 août 2013