Sans raison apparente
Numéro : 159Forer en zones inexplorées
par Marie-Claude Loiselle
Jean Chabot s’est toujours donné l’espace de liberté nécessaire pour affronter de façon incisive les questions les plus troublantes, et quelquefois même inquiétantes. Continuellement à l’affût de ce qu’on ne voit pas, ne dit pas, de cette part cachée, occultée de la réalité, il a cherché à regarder au-delà ou en dessous des apparences ; ou, à vrai dire, plutôt de biais, envisageant le monde par des « regards obliques », comme il se plaisait à appeler cette manière souvent déconcertante qu’il avait d’aborder les choses sous un angle inhabituel. « Il faudrait pouvoir faire des films de prospection, qui font des forages dans des zones inexplorées, et qui trouveraient de nouveaux filons », avait-il noté dans son carnet de travail 18 mois avant d’être emporté par une leucémie à l’âge de 58 ans, en octobre 2002, voici maintenant dix ans.
« On ne sait pas très bien ce que l’on sait, on ne voit plus très bien ce que l’on voit », nous disait aussi Jean Chabot par la voix hors champ du narrateur de Sans raison apparente, film dans lequel il tentait de comprendre la fascination que cultivent nos sociétés occidentales pour les faits divers. En revoyant ce film 17 ans après sa réalisation, on mesure peut-être mieux encore à quel point cette part de l’œuvre du cinéaste qu’on a considérée abusivement comme « documentaire », située en fait du côté du film-essai, déroule un même fil continu depuis La fiction nucléaire, en 1978. Ce parcours le long duquel il explore sans relâche l’espace collectif québécois et nord-américain révèle surtout une sorte d’intuition suraiguë de ce qui vient, d’un monde qui se dessine, qui n’est pas encore tout à fait là, mais qui plane comme une ombre inquiétante sur ses films. Il s’agissait donc moins pour lui de montrer que de laisser affleurer à la surface de la conscience les signes, les échos, les traces fugitives, souvent invisibles de ce qui pourtant détermine chaque jour les conditions de notre existence.
Ainsi, avec Sans raison apparente, Jean Chabot arpente tous ces lieux qui, dans nos villes, sont soustraits à notre regard : carrières désaffectées, couloirs dérobés, souterrains dissimulés sous les artères du centre-ville, s’attardant aux peintures, aux graffitis, aux phrases, aux empreintes de mains laissés sur les murs et qui forment le récit d’une guerre invisible. Dans ces « cavernes préhistoriques des temps modernes », comme il les nomme, se révèlent tout à coup les traces de ce que le cinéaste perçoit comme d’« infatigables vengeances » nourries par ceux que notre société policée, sous haute surveillance, ne veut pas voir ; tous ceux dont on ne saura rien, anonymes parmi les anonymes, « laissés-pour-compte, enfants de l’exil » sans visage et sans voix. C’est que la violence qui ronge le cœur des sociétés modernes, dont les faits divers ne sont que la pointe émergée, couve sous la surface, détournée, déformée, manipulée, filtrée par les médias jusqu’à en être déréalisée. La violence est omniprésente, mais lointaine, abstraite.
Pourtant, « les récits de guerre sont l’affaire de tout le monde », nous rappelle l’écrivain Nancy Huston qui, dans ce film, mène une (vraie fausse) recherche au sujet des méthodes de résolution des crimes violents en vue d’un prochain roman. S’interrogeant sur la manière dont les événements guerriers, violents – tout comme les crimes que l’on nomme « faits divers » – sont « apprêtés en histoire », transformés et organisés en séquences narratives pour constituer des récits qui rejoignent ainsi le domaine de la fiction (« la guerre imite le récit qui imite la guerre »), elle constate combien l’expérience qu’on a du monde perd de son poids de réalité.
Tout le film baigne dans un climat et une lumière crépusculaires, emporté par un souffle à la fois ample et inquiétant, qui est tout autant attribuable au travail sonore (véritable univers onirique élaboré par Claude Beaugrand) qu’à tous ces lents mouvements énigmatiques de la caméra dont Jean Chabot avait le secret. Ainsi, le film plonge le spectateur dans un état flottant proche du rêve ; un rêve d’autant plus oppressant par moments qu’il nous entraîne dans les zones les plus obscures de la psyché collective, laissant remonter à la surface ce qui s’annonce comme le prélude d’un monde où sa déréalisation va de pair avec l’expansion des formes de contrôle des individus, comme le suggèrent ces murs d’écrans liés à un dispositif panoptique de surveillance que l’on voit à quelques reprises dans le film. Nous voulons tout voir, et pourtant…
Au fur et à mesure que le film avance, l’espace qu’il met en scène se remplit de questions, se charge de tout ce que l’on ne sait pas, qu’on ne saura pas… Et comme pour la plupart des faits divers, les questions brûlantes qu’il soulève demeureront inexorablement sans réponse.
Québec, 1995. Ré. : Jean Chabot. Ph. : André-Luc Dupont. Mont. : France Pilon. Son : Serge Beauchemin. Mont. son. : Claude Beaugrand. Mus. : Julien Knafo. Int. : Pierre Legris, Bernadette Li, Michel Leroux, Raymond Arpin. Avec la participation de Nancy Huston et Gilbert Gravel. 51 minutes. Prod. et dist. : ONF.
22 août 2013