Spoon
Numéro : 182« Là d’où je viens »
par Gérard Grugeau
L’art sous toutes ses formes fait partie intégrante du cinéma polyphonique et impur de Michka Saäl, un cinéma édifié sur la trace et la mémoire (L’arbre rêve à ses racines). Il en est le ferment qui permet d’investir et de combler les blancs, les vides pour construire de fragiles passerelles entre les êtres et les cultures. Le théâtre et la littérature rythmaient la vie des détenus de Prisonniers de Beckett (2005) en attente d’un Godot providentiel qui leur ferait entrevoir la liberté. C’est d’ailleurs en visitant pour ce film plusieurs prisons californiennes que la cinéaste a rencontré Spoon Jackson, un Afro-américain condamné à vie à l’âge de 19 ans et aujourd’hui écrivain. De cette rencontre sont nés un riche échange épistolaire et une amitié indéfectible qui font le précieux sel de ce nouvel opus.
Spoon est poète, comme l’était Lou, le jeune squatteur Jamaïcain de La position de l’escargot ou comme l’est Zhai Yongming dans China Me, dont les écrits font entendre une voix dissidente dans une Chine anxiogène en mal de repères. Mais comment devient-on poète activiste dans les geôles de l’Amérique ? Pour exister, « être ou ne pas être », nous dit d’emblée le film. Et toute l’entreprise de Michka Saäl va consister à faire advenir à la vie et au cinéma l’existence en lambeaux d’un homme qui a mis toute son énergie dans l’écriture pour ne pas rester « une ombre boxant la mort », pour sortir de sa zone de guerre intérieure alors que, depuis toujours, au-dedans comme au-dehors, tout n’est que barbelés, clôtures et grilles. Car, en évoquant l’enfant ignoré et invisible, le milieu familial sans ressources, l’école lieu des premières discriminations, Spoon est, comme l’est aujourd’hui le I am not your Negro de Raoul Peck, un film sans concession sur l’Amérique, un pays où le simple fait d’être un jeune Noir peut encore vous « condamner à mort avant même la prison ». Un film aussi sur l’exil intérieur et ses déchirements (rappelons-nous, sur une musique d’Abdullah Ibrahim, l’envoûtant court métrage Loin d’où entre Tunisie et Québec, sable et neige), thème dont le cinéma de Michka Saäl, toujours sensible à la figure de l’autre et aux clivages sociaux (la violence policière et le profilage racial dans Zéro tolérance), s’est toujours fait l’écho. On pourrait dire que, venus tous les deux du désert, Spoon Jackson et la cinéaste étaient faits pour se rencontrer… entre l’ici et l’ailleurs, l’ombre et la lumière, la présence et l’absence, entre les mots et les images, là où l’art tente de recoller les vies écornées, là où le cinéma et la poésie vont ici tenter d’inscrire dans « un même temps » deux âmes sœurs appartenant à une même communauté d’esprit. Michka Saäl, qui a fait des films sur plusieurs continents, pourrait bien aussi avec cette plongée dans l’impensé de l’Amérique profonde nous gratifier d’un autre autoportrait en miroir, greffant sa propre histoire en filigrane à celle des parias de ce monde.
Spoon est avant tout une expérience sensible qui élargit le champ de notre regard. La cinéaste y travaille la matière par strates évocatrices et fait de ce voyage une sorte de canevas musical, ponctué sporadiquement par les textes percutants d’un écorché vif qui a trouvé à « réchauffer son chemin » en se forgeant une discipline à l’ombre des mots. Et une identité ! Identité enfin reconnue que la cinéaste incarne concrètement dans une magnifique séquence où un imprimeur, minutieux dans le moindre de ses gestes, met littéralement au monde Real, un recueil de poésie portant le nom de Spoon. Faisant appel à des danseurs pour traduire la prison intérieure de ce révolté qui se réclame des John Lennon, Martin Luther King, Malcom X et Emmett Till, Michka Saäl joue de la transversalité des arts. Soutenu par une bande sonore et une partition au saxophone qui prolongent les mots de leurs subtils champs vibratoires, le magma de sensations créées à l’écran libère la vie et panse les blessures (le poème à la mère sur un vol d’outardes), autant qu’il invite au cri de tous les humiliés. Dans un crescendo final où un de ces trains qui ont construit l’Amérique fend l’espace en affichant la bannière étoilée, les mots de Spoon Jackson refusent le serment à cet étendard d’un pays à « l’esclavage affiché ». Images montées et mots scandés ne font alors plus qu’un dans le souffle de la révolte. Avec ses travellings sur des paysages désertiques, ses correspondances fécondes où le cinéma et la poésie entrent en résistance et en résonance, Spoon rêve un autre monde réconcilié avec lui-même, un pays nomade délesté de la brutalité du réel.
Cette version, légèrement modifiée, reprend en grande partie le texte paru dans le numéro 176 de 24 images, suite à la présentation du film aux RIDM 2015.
8 mai 2017