Strand Under the Dark Cloth
Numéro : 203Écrire une musique de film, c’est traduire un film en musique. Cette musique doit porter en elle les conflits, les courants d’énergie, les équilibres présents dans le film.
Mon travail consiste à me nourrir du film, à « manger » le film et à le faire incuber en moi jusqu’à pouvoir le transformer en musique. La musique ne veut pas être et ne sera jamais narrative ou informative comme peut l’être un film documentaire. La musique s’occupe de symbolisation, d’humeurs, de formes, d’états d’âme, de rythme, de ce qui, pour moi qui ai choisi d’être musicien, constitue l’essentiel : ce qui se cache derrière les mots, les faits et les gestes. Pour moi, le cinéma, comme d’ailleurs la politique et l’architecture, n’est qu’une des parties de la musique. La vie est vibration.
Quand je compose une musique de film, je commence par étudier attentivement les sons qui sont déjà là. J’écoute le grain des voix, les bruits de l’environnement, les sons parasites, les musiques qui ont pu déjà s’y glisser. Je regarde comment les personnages bougent, comment ils dansent à l’écran, je me pose la question de leur sincérité.
Je cherche les thématiques qui pourront m’inspirer, m’aider à extraire le minerai-musique de mon cœur de pierre. Dans ce cas-ci : grain, composition, mouvement, mais aussi la vie d’un homme témoin du XXe siècle, ses voyages, sa recherche, son courage, la beauté de ce qu’il a su nous montrer.
Pour un compositeur, Strand Under the Dark Cloth était une commande très particulière, car les longues successions de photos contenues dans le film laissaient une plus grande place à la musique qu’à l’habitude. Il fallait transformer le temps figé en temps qui coule. Suggérer la vie, le mouvement. On dirait que l’immobilité et le silence d’une photo frappent encore plus au cinéma que dans la vie ordinaire.
La musique du film a été mixée en mono (la même chose dans les deux boîtes de son) comme c’était la coutume à l’époque. Je dois dire que pour ce projet cela me plaît assez. Les contraintes de ce type de mixage ressemblent beaucoup à celles qui s’imposent au photographe qui ne voit la vie que d’un œil à travers un seul objectif. La musique devait nous faire ressentir la profondeur de champ, et nous révéler les beautés cachées de l’arrière-plan.
Souvent, j’essaie de composer une seule pièce maîtresse qui portera la problématique du film dans son entier. L’essentiel de la musique de Strand est une sorte de passacaille dont la mélodie principale veut représenter l’élégance, la grâce, la beauté du travail de Paul Strand. Cette mélodie est jouée le plus souvent par la flûte et le violon baroques, instruments que j’ai choisis pour leur grain particulier.
La deuxième mélodie est un thème à caractère folklorique en la mineur (les touches blanches du piano) et qui me trottait déjà dans la tête pendant un voyage à Paris en 1977. Ce thème représente ici, pour moi, le courage de Paul Strand, son amour de l’humain, la tendresse et la finesse de son regard.
Le troisième thème de cette pièce est une sorte de négatif du deuxième au sens où il est constitué uniquement des notes qui ne sont pas dans la gamme de la mineur (les touches noires du piano). Ce thème porte, dans le contexte où il est utilisé, un aspect fatal : la dureté objective de la vie, le courage du désespoir.
Le quatrième thème questionne les trois autres et suggère à plusieurs moments du film une certaine tension (tensions et revendications sociales, tensions dans le couple…).
Ce type de composition a été largement influencé par mon travail de studio en multipistes. Chaque pièce devient une superposition de strates aux multiples facettes qui, bien que coordonnées, conservent leur individualité, s’éclairant une l’autre par leurs différents agencements : un puzzle organique. Pièce par pièce la musique du film se développe et l’image qui se révèle est le portrait d’un photographe, d’un pionnier, d’un grand artiste du XXe siècle : Paul Strand.
Ce texte de 1999 accompagnait le CD de la musique de Strand Under the Dark Cloth paru sous l’étiquette Ambiances magnétiques.
13 juin 2022