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DVD

Trop c’est assez

Numéro : 166
DVD offert avec la version papier pour les abonné.e.s, ou lors de l'achat du numéro sur notre boutique en ligne : 50 ans après… À tout prendre et Le Chat dans le sac

Un homme debout

par Marie-Claude Loiselle

 

Lorsque Richard Brouillette entreprend de rencontrer Gilles Groulx et de filmer leurs échanges, il n’a que 19 ans et n’est pas encore cinéaste. Il le deviendra au cours des cinq années où il côtoiera celui qui, à la suite d’un traumatisme crânien, conséquence d’un accident de la route survenu à l’âge de 49 ans, se verra physiquement diminué au point d’être confiné dans un centre d’accueil pour personnes âgées pendant les treize dernières années de sa vie. Si on a la conviction que Brouillette est devenu cinéaste par ce film, c’est qu’il y fait preuve d’une intuition, d’une liberté et d’une attention (toutes ces qualités que Groulx désigne comme essentielles au « talent » de cinéaste et de monteur) dans la manière même d’envisager le lien qu’il entretient avec l’homme et son œuvre, lui faisant quitter la position de figure mythique du cinéma pour adopter celle de l’ami et du « frère de révolte ».

Que le film soit dédié « À toute révolte » est parfaitement en accord avec ce qui traverse le film, car l’homme qu’il fréquente dans « la solitude de son placard » n’a rien perdu de la colère qui habite son œuvre. Même s’il se dit otage d’un lieu où il est contraint d’affronter la violence sourde d’un système hospitalier qui ne veut que son bien, sa colère, tout en prenant le visage d’une résistance contre sa situation, a conservé intacte sa charge offensive. « Vous ne pensez pas que le temps est venu de hurler », lance-t-il au détour d’une conversation où les sous-entendus bousculent le sens des mots pour nous faire prendre la mesure de la rage qui le hante. C’est ainsi qu’il décochera quelques flèches à l’égard de ce qu’on désigne mollement comme le « bon monde ». « Le “bon monde” est majoritaire, dit-il. Ils ont la morale pour eux. S’il fallait qu’ils se retournent contre nous, on serait cuits. » Ce conformisme-là, il n’a jamais voulu s’y soumettre, ayant toujours cultivé, depuis ces années passées à l’ONF où il a subi censure et réprimandes, le « sens de la désobéissance », se considérant, lui, et ceux avec qui il collaborait à l’époque, comme des conspirateurs. « On conspirait ensemble, et on forçait des portes à s’ouvrir », rappelle-t-il avec toujours ce regard de braise.

En peu de temps, cette colère que l’homme porte en lui, ainsi que le sens qu’a Brouillette de nous la communiquer, en viennent presqu’à nous faire oublier le handicap qui afflige Groulx, jusqu’à nous rendre incrédules devant l’irréversibilité de sa mise à l’écart du monde. Même si la douleur de cet enfermement n’est jamais esquivée, pas plus que le sujet de la mort abordé par Brouillette avec une franchise admirable, celui qui est ici filmé se révèle toujours dans ce qu’il a d’intensément vivant. Et c’est ce qu’annonce d’emblée la présentation placée au début du film, d’une puissance incroyable dans la manière qu’a Groulx de nous engager par son regard lorsqu’il déclare : « Je m’appelle Gilles Groulx, je suis… non, j’étais… Je suis cinéaste. J’entends le rester jusqu’à mon dernier souffle, et même celui d’après ». Cette ambition que porte le film tout au long sera réitérée en épilogue à travers les mots de Gauvreau, qui appelait à ne pas « enterrer les seuls vivants qui nous restent de cette civilisation en ruines ». Et c’est là une des grandes forces de ce film qui, tout en sachant très bien nous faire saisir la portée de l’œuvre grâce aux extraits choisis, a su s’affranchir du passé, du poids des souvenirs et de ce que Groulx a été, pour s’attacher avant tout à ce qu’il est au présent, de même qu’à la pensée perpétuellement en mouvement de cet artiste qui n’a jamais cessé de l’être. C’est ainsi qu’il nous permet de découvrir une part inconnue de sa création, le travail de peintre qu’il pratiquait alors depuis de nombreuses années et qu’il poursuivra jusqu’à la fin de sa vie. Brouillette ponctue le film de ses tableaux, dont il orchestre la rencontre avec la musique contemporaine aux accents mélancoliques d’Éric Morin (également compositeur de la musique de L’encerclement, 2008), parfaitement en accord avec l’esprit qui anime cette « rencontre fraternelle » que le jeune cinéaste désigne lui-même comme « une manière d’élégie pour un lynx inquiet ».

Magnifique acte de reconnaissance à l’égard d’un des artistes les plus importants et les plus libres que notre cinéma ait connus, Trop c’est assez se présente aussi comme un émouvant hommage à celui qui, s’il dit avoir vécu debout, gardera toujours pour nous, et notamment grâce à ce film, la grandeur de tout homme qui se refuse à courber l’échine devant quelque pouvoir ou circonstance.

 


9 février 2014