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DVD

Un lac

Numéro : 160
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L’acte fragile du regard

par Marie-Claude Loiselle

 

Le cinéma de Philippe Grandrieux nous plonge depuis toujours dans un monde de sensations. Là où Sombre et La vie nouvelle nous livraient à une expérience violente, fiévreuse, Un lac, le film qui leur succède, apparaît soudainement empreint d’une étrange douceur, bien que non moins chargée de tensions.

Ici, la parole se retire davantage encore qu’auparavant pour ne laisser que la proximité absolue du monde qui, au contraire d’un espace abstrait et extérieur, est un lieu vécu qui englobe totalement ceux qui l’habitent. Ce qui anime ici les êtres (un frère et une sœur, leur mère, leur jeune frère et un étranger qui vient les rejoindre dans le lieu isolé où ils vivent), ce n’est pas ce qu’ils disent ou même ce qu’ils font, car ils ne disent et ne font que l’essentiel : couper le bois, manger, dormir, soigner leur cheval, veiller l’un sur l’autre ; ce qui leur insuffle la vie, ce sont les choses alentour, les arbres, la montagne, la calme étendue du lac qui, du fond de leur silence, veillent sur eux et conduisent leur existence. Et, face à cette nature, face aux forces qui la traversent, hommes et bêtes se trouvent liés, comme le signifie ce texte récité par Alexi : « Pareille la mort de l’homme, pareille la mort de la bête. L’âme, une seule. Pas d’homme pour arrêter le vent ».

S’opère ici une fusion entre les êtres, autant qu’entre les êtres et les choses, qui ne laisse pas l’homme indemne, car s’accomplit sans cesse à travers lui comme un accouplement de forces secrètes incandescentes. Un lien puissant unit Alexi à sa sœur Hege, et le jour où il attend sur la berge l’étranger qu’il doit ramener à la maison, quelque chose arrive en lui, s’approche, qui lui arrache un cri. Or ce qui vient, dont nous ne savons rien encore, c’est ce qui va bientôt séparer le frère et la sœur, qui partira avec l’étranger. De ce cri sans voix, on ne perçoit qu’une bouche béante, tordue d’effroi, sans que l’on sache quelles forces invisibles assaillent Alexi. Francis Bacon disait : « Peindre le cri plutôt que l’horreur », et c’est exactement ce que Grandrieux fait ici. Filmer le cri – ou ce qui n’est en fait qu’une forme noire mouvante – et l’invisible au-delà de lui. Or ce sont encore de telles puissances insondables qu’Alexi affronte lorsque son corps se trouve secoué de convulsions épileptiques, qui le fondent invinciblement à la neige et à la sombre présence de la montagne qui semble alors l’avoir capturé.

Pour Grandrieux, il s’agit donc d’éliminer le sensationnel pour tout faire passer par la sensation, par une présence très forte de chaque chose et de chaque corps – et tout autant par le corps de ceux qui apparaissent à l’écran que par le nôtre, alors que nous éprouvons presque physiquement ce qui nous est donné de voir et d’entendre. Pour cela, il se tient au plus près des visages mais aussi des mains, s’attachant presque également aux uns et aux autres : main sur un visage, dans les cheveux, sur le pelage du cheval, mains qui s’étreignent, mains de l’enfant que l’on lave soigneusement. Toucher, sentir. Dès le premier plan du film, l’œil de la caméra se fixe sur le mouvement des mains d’Alexi qui frappe de sa hache le tronc d’un arbre, puis sur son visage crispé par l’effort. La caméra vibre, respire en quelque sorte, totalement tendue vers l’action accomplie par Alexi, captant ce mouvement vital par une main (celle de Grandrieux qui tient lui-même la caméra) dont on sent à chaque instant la tension nerveuse. Denis de Rougemont soutenait qu’il faut « penser avec les mains », c’est-à-dire lier la pensée et l’action. Grandrieux, lui, plus encore qu’avec son œil, filme avec les mains et avec tout le corps. Non pas que le regard ne soit pas ici fondamental, mais plutôt qu’il dépend totalement de la main et des pas qui le conduisent. C’est ce que le cinéaste appelle « marcher dans l’image ». Le corps tendu vers son objet, l’acte de regarder se révèle alors tout aussi fragile et instable que la vie de ceux sur lesquels l’œil se pose.

Face à « l’obsolescence de l’homme » (G. Anders) dans notre société techniciste, Grandrieux choisit de revenir au plus près de l’homme et de ce qui fait son essence première, archaïque. Ce qu’il poursuivra dans sa réalisation suivante, White Epilepsy, en s’en approchant plus organiquement encore (voir p. 17). Ceux qu’il filme appartiennent bien à l’époque actuelle – même si les signes qui nous l’indiquent sont très peu nombreux – tout en étant de tous les temps et, peut-être également, d’une hypothétique communauté à venir. Ils ont simplement une façon d’être dans le temps et dans l’instant qui les rend intensément vivants. Vivants non pas dans l’action, mais grâce à une sorte de pure présence qui les fait devenir dans la sensation même, l’un par l’autre, l’un pour l’autre.

France, 2008. Ré., scé., image et cadre : Philippe Grandrieux. Mont. : Françoise Tourmen. Son : Guillaume Le Braz. Concept. sonore : Valérie Deloof. Prod. : Catherine Jacques. Int. : Dmitry Kubasov, Natálie Rehorová, Alexey Solonchev. 90 minutes.

 


22 août 2013