Werewolf
Numéro : 190Entretien AVEC ASHLEY MCKENZIE
PAR BRUNO DEQUEN
Élu meilleur film canadien par l’Association des critiques de films de Toronto, le premier long métrage remarqué d’Ashley McKenzie est une œuvre minimaliste, ambitieuse et maitrisée.
En suivant pas à pas le quotidien de Blaise et Vanessa, un couple de jeunes drogués sur la méthadone dans une petite ville du Cap-Breton, la cinéaste impose un regard aussi humaniste que dénué de complaisance sur une vie prise en otage par de multiples dépendances.
Pouvez-vous nous parler un peu de votre expérience préalable à la production du film et de votre décision de tourner au Cap-Breton ?
J’ai grandi et je vis encore au Cap-Breton. Mon ambition a toujours été de faire des films ici. Ceci dit, après être partie étudier à Halifax, j’avoue avoir trouvé le retour difficile. Il y a si peu de ressources pour tourner. Heureusement, comme j’avais développé un bon cercle de collaborateurs à l’université, j’ai eu la chance d’être entourée de gens prêts à me rejoindre. Nous avons fait deux courts métrages. Après le premier, tourné en pellicule sur un mode plus traditionnel (en termes d’équipe, de budget, de durée de tournage), nous avons compris qu’il fallait changer de mode. Le second a donc été tourné en numérique, sans budget, avec une équipe réduite, des acteurs locaux, etc. Et ce fut une belle expérience. Lors du tournage de ce dernier court métrage, j’étais d’ailleurs en train d’écrire Werewolf.
Malgré les difficultés logistiques, d’où vient ce désir de tourner au Cap-Breton ?
En tant que cinéaste, je m’inspire énormément du réel qui m’entoure. Or, mis à part mes années d’université, toute ma vie s’est passée au Cap-Breton. Ce qui implique que mes sources d’inspiration viennent en grande partie de là. J’ai besoin de vivre longtemps dans un endroit pour pouvoir y tourner.
Il y a donc beaucoup d’observation documentaire dans votre écriture ?
Tout à fait, oui.
L’écriture du scénario a d’ailleurs été un long processus, n’est-ce pas ?
Au moins un an, oui. Tout a démarré avec une scène dont j’avais été témoin. Un jeune couple avec une tondeuse passait frénétiquement dans le quartier de mon enfance, cognant à toutes les portes. En demandant autour de moi de qui il s’agissait, beaucoup me parlaient des deux crackheads de la tondeuse, et des potins ne cessaient de circuler autour de ce couple. Plusieurs années plus tard, mon producteur (Nelson) et moi discutions encore de ce couple, en nous demandant quelle pouvait être la vie de ces deux jeunes, car nous trouvions triste qu’ils soient catégorisés de façon aussi stigmatisante et déshumanisante.
Mais ce n’est que lors de mon retour au Cap-Breton que le projet a pris forme. Lors d’un trajet en voiture, je me suis mise à écrire dix scènes du film dans une sorte de flux de conscience. Cette pulsion était également motivée par d’autres facteurs. Je correspondais beaucoup à l’époque avec l’un de mes amis d’enfance qui était resté sur place. Une personne très charismatique atteinte de problèmes mentaux et de dépendance à la drogue. Il n’arrêtait pas de me demander de le faire jouer dans un film. Avec cette idée en tête, j’ai donc commencé à écrire sur ce couple tout en pensant à lui pour le rôle de Blaise. Par la suite, l’écriture a pris beaucoup de temps parce que j’ai tendance à travailler de façon organique, en m’inspirant des gens qui m’entourent et en faisant beaucoup de recherche.
Une fois plongée dans le projet, je me suis mise à remarquer que la plupart des jeunes quittaient le Cap-Breton, et que ceux qui y restaient vivaient souvent avec un sentiment d’emprisonnement. Il y avait un intense désespoir autour de moi que je ne pouvais plus éviter.
Saviez-vous dès le début que le film porterait entièrement sur ce couple ? Après tout, le film aurait pu adopter un angle plus large sur la jeunesse du Cap-Breton.
Oui, ça a toujours été le plan. Tout est parti du personnage de Blaise, jusqu’à ce que je comprenne que j’avais développé un personnage masculin qui parlait tout le temps face à une jeune femme passive. Il fallait que ça change à un moment ! Et c’est là que Vanessa a commencé à réellement émerger comme personnage.
Comment avez-vous choisi vos deux acteurs ?
Pour Vanessa, nous avons fait un casting traditionnel. Quelqu’un m’avait mentionné Bhreagh MacNeil, une jeune actrice de théâtre talentueuse. J’étais réticente au départ car j’aime que mes acteurs fassent preuve d’une grande sobriété, et je n’associe pas nécessairement cela au théâtre. Mais elle avait cette qualité rugueuse que nous recherchions, et des yeux très expressifs.
Pour Blaise, je voyais vraiment mon ami dans le rôle. Mais il s’est suicidé alors que j’écrivais le scénario. Ce qui a probablement rallongé le processus d’écriture… C’est à ce moment-là que je me suis mise à voir plus régulièrement Andrew Gillis, un ami commun, avec qui j’avais de nombreuses discussions sur le deuil de cet ami et la détresse de nombreux autres. Plus nous parlions, plus je ne voyais que lui dans le rôle. Pour Blaise, il n’y a donc pas eu de processus d’audition. Nous avons fait des tests, puis nous avons coécrit ce second court métrage sans budget que je mentionnais, dans lequel il a joué l’un des rôles principaux.
Au-delà de la recherche personnelle et documentaire, aviez-vous des points de référence cinématographiques pour le film ? Il s’agit d’un sujet qui n’est pas étranger au cinéma, qu’il s’agisse de la détresse des jeunes en milieu isolé ou de la dépendance à la drogue.
Lors des premières versions du scénario, j’avais en tête une partie « documentaire » dans le film, dans laquelle plusieurs intervenants de la communauté se seraient prononcés sur les personnages. C’était directement inspiré de Sans toit ni loi d’Agnès Varda, un film qui m’a beaucoup influencée. De même que certains films des frères Dardenne, ou encore East Hastings Pharmacy d’Antoine Bourges, que j’ai fait regarder à mon équipe. Pour les contreexemples, Requiem for a Dream ou Trainspotting me viennent tout de suite en tête !
Je voulais quelque chose d’antispectaculaire, de banal. J’ai peut-être été davantage influencée par des photographes et des peintres en fait. Même si j’ai conservé le réflexe de regarder des films qui touchent au même sujet. Comme Panic in Needle Park, vu peu de temps avant le tournage par exemple. Je le fais juste pour vérifier que nous ne sommes pas en train de faire quelque chose de déjà-vu. Je me rappelle d’ailleurs avoir été un peu inquiète à l’époque d’entendre parler du projet Heaven Knows What des frères Safdie. Mais c’était très différent finalement !
Vous mentionnez plusieurs influences qui ont toutes en commun leur approche réaliste. Or, si votre film incorpore plusieurs éléments liés à cette esthétique (lieux réels, caméra à l’épaule, etc.), il s’agit également d’une œuvre ouvertement mise en scène, en particulier dans ses choix de cadrage, qui alternent entre les gros plans sur des parties du corps ou des détails, et des plans larges dans lesquels les personnages sont écrasés par l’environnement.
Je trouve en effet que mon style est plutôt hybride. D’un côté, je suis inspirée par mon environnement, et j’admire beaucoup les héritiers du néoréalisme. Mais esthétiquement, je suis davantage une formaliste. Je savais par exemple que je voulais beaucoup d’acteurs non-professionnels. Mais je ne me satisfais pas d’un style cinéma direct simple. Sur le tournage, je me pose beaucoup de questions sur l’angle spécifique à choisir pour chaque scène. Et comme je travaille avec des acteurs qui sont plutôt naturels, j’essaie le plus possible de capter des scènes sous le bon angle, plutôt que d’avoir recours à de nombreuses prises. Bien entendu, je cherchais souvent à trouver des cadrages relativement oppressants qui permettaient de refléter l’état mental des personnages. C’est pourquoi on ne voit presque jamais les interlocuteurs du couple.
En fait, je cherchais une sorte de réalisme augmenté. Nous utilisions le terme poetic portraiture pour discuter du cadrage sur le tournage, avec cette idée que nous travaillions sur un petit canevas, en étant attentifs aux moindres détails de l’environnement. Qu’il s’agisse d’un mouvement de main, d’un filet à cheveux ou d’un moulin à biscuits : tous ces éléments participent au récit, à un point tel que le film finit par être encore plus petit que nous l’imaginions au départ.
Est-ce que cette démarche était également motivée par un désir d’éviter tous les éléments potentiellement pittoresques du Cap-Breton ?
Nous étions effectivement très sélectifs. Mais nous ne tournions pas dans la zone la plus pittoresque de la région. Les personnages vivent dans la partie postindustrielle de l’ile. Même le stand de crème glacée dans lequel travaille Vanessa a été détruit peu de temps après le tournage. Évidemment, ils auraient pu à n’importe quel moment se déplacer vers le bord de mer. Mais nous avions justement décidé de ne montrer aucun horizon et aucune image de l’océan. Ça aurait eu l’air faux. Ces personnages vivent dans un univers sans horizon.
Parlant de cette attention portée aux détails et de cette volonté de raconter visuellement, le film est rempli de motifs visuels qui se répondent. Comme le distributeur de méthadone et la machine à crème glacée, les innombrables câbles électriques, etc. Vous aviez déjà cette structure visuelle en tête avant de tourner ?
J’essaie de prévoir le plus possible ces choses avant le tournage. Je savais par exemple que la trajectoire de Vanessa commencerait par sa demande de méthadone pour se conclure sur une inversion des rôles quand elle deviendrait vendeuse (je ne savais pas nécessairement que ce serait de la crème glacée). Mais comme toujours, on découvre de nombreux éléments inspirants sur le tournage.
En faisant ce film, quelles étaient les principales idées autour desquelles vous avez réfléchi ?
J’ai souvent des tas de questions mais pas nécessairement de réponses. Dans le cas de ce film, je réfléchissais à la question de la dépendance de façon générale. Nous avons une culture de dépendance au Cap-Breton. La codépendance d’un couple dans une relation toxique entre là-dedans. De mon point de vue, je ne faisais pas un film sur la dépendance à la drogue. La méthadone était plutôt une façon de capturer ce sentiment d’être emprisonné dans un certain milieu.
Entretien traduit de l’anglais par Bruno Dequen
19 mars 2019