Éditorial – 24 images n° 206
par Bruno Dequen
Dans son introduction au dossier de ce numéro consacré au cinéma catastrophe, Apolline Caron-Ottavi rappelle judicieusement qu’il y a désormais près d’un siècle, Walter Benjamin avait anticipé que « la catastrophe, qui était autrefois l’apanage du naturel ou du divin, sera désormais essentiellement humaine, sans que l’humanité n’y remédie pour autant. » Cette prédiction tristement juste fait certainement écho au découragement actuel des spécialistes en environnement qui ne peuvent que constater l’aggravation de la crise climatique, malgré les innombrables études alarmantes publiées depuis plus de 50 ans. Quand elles ne s’alimentent pas d’une dose calculée de déni volontaire, les actions politiques « timorées » – pour reprendre le terme poli qu’utilise Alexandre Shields dans le texte qu’il a écrit pour notre dossier – face à l’un des enjeux les plus cruciaux de notre époque s’expliquent par l’éternel retour épuisant de la même double justification : la primauté de la santé économique à court terme et l’incapacité à agir collectivement, chaque pays se renvoyant la balle selon ses intérêts propres. Devant ce cycle sans fin, on peut comprendre la lassitude des lanceurs d’alerte. Une fatigue qui a certainement dû s’accompagner d’une bonne dose de découragement depuis que le nouveau porte-parole national (in)volontaire de ces discours trop souvent entendus n’est nul autre que l’ancien co-fondateur d’Équiterre.
Dans un tout autre registre, clairement moins dramatique, c’est ce même sentiment de lassitude teintée d’écœurement qui m’a saisi le 8 février dernier en matinée. Parcourant un peu les nouvelles avant de réviser les textes d’une certaine revue de cinéma à paraître fin mars, j’ai avalé de travers ma première gorgée de café en tombant sur « Les critiques de films, qu’ossa donne ? », un triste article du Devoir dont le titre même témoigne de l’ambition éditoriale de trop nombreuses pages d’un journal qui a déjà vu des jours meilleurs. En temps normal, la lecture d’un texte aussi superficiel et prévisible, superposant pour la énième fois le mépris anti-critiques de l’entrepreneur et exploitant de salles à l’origine de Papa est devenu un lutin, la position d’un distributeur ambitieux et le discours plus mesuré d’un professeur de cinéma n’aurait suscité chez moi qu’un léger haussement de sourcil. En effet, à l’accroche « le succès du dernier Astérix et Obélix pose l’éternelle question de la pertinence des critiques », la meilleure réponse demeure assurément « non, pas vraiment ».
Malheureusement, quelques secondes après, en allant prendre des nouvelles d’un de nos meilleurs cinéastes via la capsule vidéo de la Fabrique Culturelle Les monstres doux du cinéaste Robert Morin, également mise en ligne ce 8 février, je tombe immédiatement sur cette déclaration du réalisateur, sans aucun rapport avec le reste de la capsule : « J’pense que la différente entre un artiste pis un critique, c’est que le critique se limite à critiquer alors que l’artiste propose quelque chose en rapport avec sa critique. » Encore une fois, rien de si terrible, d’autant plus que Morin nous a habitué·e·s à ce type de discours volontairement simpliste sur notre profession, mais la publication simultanée de ces deux « contenus » était trop troublante pour que je puisse terminer mon café sereinement. Après avoir tenté sans succès de trouver la preuve d’un complot contre la puissante Association des Critiques de Cinéma du Québec organisé par Les films Opale ou Québec Cinéma en collaboration avec Le Devoir et Télé-Québec, je me suis dit qu’il fallait écrire quelque chose. Mais pour dire quoi ?
J’ai pensé un temps rappeler à nouveau que le travail critique ne se résume pas à « critiquer » ni à agir comme simple outil de promotion au service de la distribution de films et de l’exploitation des salles ; que la critique peut être créative, source de multiples découvertes, lieu de réflexions sur le monde et le rôle de l’art… Puis je me suis arrêté, bien conscient de répéter les mêmes phrases que trop de collègues ont dû écrire à intervalle régulier pour défendre notre profession. Si des « gens de cinéma » n’ont aucune considération particulière pour le travail critique en 2023, ce n’est pas un maigre éditorial dans 24 images qui y changera quoi que ce soit en ressassant des évidences que trop de « professionnels de la profession » refusent de voir. À vrai dire, l’éternel retour de ces mêmes discours en dit davantage sur celles et ceux qui les énoncent que sur l’état de santé – assez faible, cela dit – de la critique. En effet, si la critique mérite certainement d’être critiquée, elle doit l’être en lien avec sa fonction. Or, ce que démontrent les tristes propos lus et écoutés en ce matin du 8 février, c’est une mise de l’avant d’intérêts propres au détriment d’une vision lucide des multiples rôles qui peuvent permettre au cinéma de survivre au-delà de quelques séances en salles visant des recettes à court terme. La vraie critique ne vise pas le premier week-end, elle tente d’inscrire les œuvres dans l’histoire. Elle fait vivre les films au-delà des besoins immédiats de l’industrie. Morin le sait bien, lui, même s’il fait semblant de ne pas en être conscient.
D’ordinaire, mes éditoriaux sont plus longs, mais celui-ci a déjà donné trop d’importance à des voix qui ne font que se répéter depuis trop longtemps. Je vous quitte, j’ai un film à aller voir au Guzzo Marché Central, lieu au design troublant qui évoque malgré lui une certaine idée du cinéma catastrophe.
P.S. : Au moment d’écrire ce texte, je ne savais pas que A.O. Scott, le principal critique de cinéma du New York Times depuis 23 ans, allait subitement quitter son poste fin mars pour se consacrer à la critique littéraire. Un départ qu’il associe ouvertement à son désintérêt pour les franchises populaires actuelles mais aussi au traitement de la critique de cinéma par l’industrie.
28 mars 2023