Panique ! Le cinéma catastrophe dans tous ses états
Numéro : 206 - printemps 2023Introduction
Quelques secondes avant minuit
Par Apolline Caron-Ottavi
Assumons de ne pas commencer l’introduction d’un numéro catastrophe sur une note légère : les dernières années n’ont cessé de confirmer que notre monde est malade. À la crise environnementale de fond, qui suit son cours de plus en plus dévastateur, vient s’ajouter le fil anxiogène des événements : pandémie mondiale, spectre du retour d’un conflit nucléaire, exacerbation des inégalités, exploitation des ressources et crispations énergétiques… tout cela étant interrelié à différents degrés, et de tout cela, surtout, l’espèce humaine étant directement responsable. Même la plupart des catastrophes que l’on qualifiait jusque-là de naturelles sont désormais teintées par l’impact humain, qui a mené à leur multiplication et à leur aggravation.
Face à ce constat, que devient le cinéma catastrophe ? Il se porte plutôt bien, comme l’ont démontré les succès récents de films comme Avatar: The Way of Water, Don’t Look Up ou Contagion, qui emploient certains rouages du genre pour aborder les maux de notre époque. Au-delà des productions américaines ou contemporaines, le moment semble bien choisi pour revisiter ce champ de cinéma (qui a à peine le statut d’un genre), et plus largement les films qui côtoient, anticipent ou captent la catastrophe.
De l’Histoire aux histoires
Il n’y a qu’un pas – dans tous les sens du terme – entre le 22 octobre 1895, qui vit un train fou dérailler et traverser la verrière de la gare Montparnasse à Paris, et le 25 janvier 1896, lorsque les spectateurs lyonnais des frères Lumière eurent l’impression qu’on leur fonçait dessus en découvrant L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat. Si le cinéma a toujours aimé forger un imaginaire de la catastrophe, c’est sûrement parce que son histoire coïncide avec l’émergence d’une nouvelle ère des catastrophes. Lorsqu’il émerge, à la fin du 19e siècle, le monde est déjà entré dans un bouleversement majeur : la société est changée à jamais par de nombreuses inventions – dont la prise de vue réelle et l’image en mouvement font partie –, et la révolution industrielle, sans qu’on le sache encore, va aller jusqu’à modifier les conditions de la planète elle-même.
« Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. Que les choses continuent à “aller ainsi”, voilà la catastrophe », écrivait Walter Benjamin au début du nouveau siècle[1], anticipant que la catastrophe, qui était autrefois l’apanage du naturel ou du divin, sera désormais essentiellement humaine, sans que l’humanité n’y remédie pour autant. Les avancées du progrès semblent condamnées à ressembler à une médaille à deux faces, où les bénéfices qu’elles procurent à notre espèce sont accompagnés d’un versant sombre et destructeur. Et la phrase de Benjamin semble, dans notre monde chaque jour davantage bouleversé par nos activités exponentielles, plus prophétique que jamais.
Le dialogue entre le monde réel et le cinéma catastrophe a toujours relevé d’une dynamique à plusieurs vitesses : l’expérience et la science nourrissent la fiction, qui à son tour anticipe les événements qui, lorsqu’ils adviennent, dépassent parfois la fiction (rappelons-nous les témoignages de ceux qui avaient cru tomber sur une quelconque superproduction en allumant leur télévision un certain 11 septembre 2001). Le cinéma catastrophe est né et s’est nourri avant tout de nos sociétés industrialisées et c’est donc au sein de celles-ci qu’il fictionnalise les différents possibles catastrophiques. Pourtant, du côté du réel, de nos jours, ce sont souvent d’autres sociétés qui vivent les formes les plus violentes de catastrophes : outre les victimes d’événements climatiques extrêmes, qui ont désormais lieu un peu partout, ce sont par exemple les peuples insulaires assistant à leur propre disparition face à la montée des eaux, ou les cultures autochtones, minoritaires ou géographiquement marginales, bafouées au nom d’un mode de vie globalisé toujours plus avide en ressources. Ce qui demeure de la fiction d’anticipation pour certains est déjà un scénario bien réel pour d’autres qui, de jour en jour, représentent une proportion toujours plus importante de la population. Sans compter le reste du vivant, dont l’humain, se voulant « maître et possesseur de la nature », s’est trop longtemps cru affranchi.
Entre l’attirance et l’effroi
De la météorite des dinosaures à la Peste noire en passant par l’éruption du Vésuve ou le traumatisme de Hiroshima, les catastrophes sont même des jalons dans l’Histoire du monde telle que nous nous la représentons. À l’instar du fameux déluge biblique ou du dernier acte cathartique de la tragédie antique des Grecs (à qui l’on doit d’ailleurs le mot catastrophe), les catastrophes, qu’elles soient fondatrices ou menaçantes, ont toujours servi d’horizon métaphorique et spirituel aux hommes. La fatalité de la catastrophe peut être vue comme un avertissement ou un châtiment aussi bien que comme l’occasion d’une rédemption. Encore plus que de la mort, les hommes ont peur de mourir seuls ou en vain. Notre fascination pour les cataclysmes trahit bien sûr le fantasme d’appartenir aux survivants mais aussi celui d’une mort paradoxalement moins insignifiante en étant collective.
Exutoire de nos craintes, de nos déceptions et de notre désir de destruction, notre goût pour les récits apocalyptiques est en effet aussi l’expression de notre besoin de communier avec nos congénères. Le secret des films catastrophes réside souvent dans cet équilibre entre la tragédie intime et collective, entre le récit de survie et l’effondrement à large échelle, entre la possibilité du pire et l’aspiration au meilleur. Une ambivalence qui résonne avec celle que nous procure la spectacularisation du désastre en elle-même, entre terreur et magnétisme.
Causes de désarroi et de souffrance, les catastrophes sont en effet aussi source de beauté et de fascination. Dans cette part de voyeurisme qu’elles suscitent, elles sont profondément cinématographiques. L’attrait des films traitant de catastrophes réside dans leur dimension spectaculaire mais aussi dans l’efficacité de leur structure temporelle. Ils prennent la forme de réactions en chaîne et racontent des histoires de premier jour ou de dernier jour, parfois les deux en même temps; ils permettent de jeter les décors familiers dans le chaos et de plonger la société dans l’anarchie dans leur mise en scène de la panique; ils condensent nos craintes diffuses et nos incompréhensions en une apothéose visuelle et un climax narratif bien circonscrits.
De l’expression « sixième extinction » à la Doomsday Clock, les scientifiques essayent, eux aussi, d’imposer des images marquantes ou des termes frappants afin d’attirer l’attention du grand public et de vulgariser des phénomènes complexes. Ce n’est pas pour rien que la seule crise planétaire que les instances dirigeantes aient réussi à résoudre soit celle du trou de la couche d’ozone avec le protocole de Montréal en 1987 : un phénomène précis à l’origine bien identifiée, couplé à l’expression imagée d’un trou menaçant dans notre plafond terrestre (pour une réalité scientifique au fond un peu moins simple), avait fait son effet sur la population, les médias, les cercles politiques et industriels. Avec ses propres atouts, le cinéma peut lui aussi tenter de rendre intelligibles et visibles les catastrophes, avec le risque, certes, de fausser parfois leur perception ou de nuire à leur crédibilité.
Le cinéma catastrophe dans tous ses états
Revenir sur les catastrophes passées, anticiper celles du futur et décrypter celles qui s’amorcent au présent : il y a déjà là fort à faire. C’est pourquoi le présent numéro se concentre essentiellement sur les films qui représentent la catastrophe – ou observent son imminence, en excluant par exemple les fictions post-apocalyptiques, qui constituent un pan de cinéma à part entière. Il s’agit, dans ce tour d’horizon, de traiter de films qui ont la catastrophe comme objet encore plus que comme sujet : objet de spectacle, de réflexion, d’inquiétude mais aussi de convoitise. C’est donc l’angle de la perception humaine des catastrophes qui est privilégié, de la panique des individus dans les films au désir équivoque des spectateurs qui les regardent. Car le plaisir qu’on éprouve devant les films catastrophes ne doit pas être négligé pour les comprendre. C’est dans le même état d’esprit que les textes du dossier, tout en reflétant les inquiétudes de notre époque, rappellent parfois aussi la façon dont les films catastrophes, comme les désastres qu’ils représentent, peuvent pousser les êtres humains à avancer, à faire preuve d’abnégation et de solidarité, à assumer leurs responsabilités et à s’aimer comme jamais.
Les réflexions qui suivent appréhendent le cinéma catastrophe en explorant ses grandes époques (du cinéma muet au regain contemporain en passant par les âges d’or des années 1970 et 1990); sa porosité avec les autres genres (la science-fiction, le film de guerre, la romance, le mélodrame, l’horreur et un peu tout ça à la fois chez James Cameron); ses grandes préoccupations (de la bombe atomique à l’environnement); ses sauveurs (des travailleurs de terrain aux stars de l’écran); ses terrains de jeu filmiques (de l’empire des émotions hollywoodien aux projections expérimentales de Karl Lemieux pour Godspeed You! Black Emperor en passant par l’animation japonaise). Pour constituer ce panorama qui se veut varié à défaut d’être complet, les plumes de l’écrivain et sociologue Nicolas Lévesque et du journaliste spécialisé en environnement Alexandre Shields sont venues s’adjoindre à celles des cinéphiles, afin d’offrir d’autres regards sur des films dont les enjeux dépassent bien évidemment le cinéma. L’index de 45 films présente quant à lui une tentative modeste de classification des catastrophes, exercice périlleux tant les catégories se superposent parfois.
Enfin, alors qu’on nous annonce un nouveau basculement imminent de notre quotidien avec l’émergence de l’intelligence artificielle, cette dernière est quasiment absente du présent numéro. Si le cinéma de science-fiction s’est souvent emparé du sujet, le cinéma catastrophe ne sait pas trop comment traiter cette menace lancinante et plutôt anti-spectaculaire. Pour pallier cette absence, alors qu’il nous semblait indispensable de l’inclure, nous avons décidé d’embrasser cette nouvelle source de fascination et d’angoisse en confiant l’illustration de notre couverture à l’artiste québécois Pat Tremblay, qui a ajouté l’IA à sa palette d’instruments visuels. Comme la photographie, l’acrylique, les méthodes industrielles ou les outils numériques de traitement de l’image, l’IA ouvre un nouveau champ technique qui, dans les mains d’artistes, n’a pas de raison d’amener autre chose que de nouvelles formes et de nouveaux imaginaires. En revanche, si elle est utilisée en roue libre et avec pour seul objectif la rentabilité, que ce soit dans le monde du travail, celui des images ou celui des idées, l’IA a tout pour nous terrifier. Comme toujours, tout dépendra des mains qui l’utilisent et de nos choix de société. À la veille d’un siècle qui sera quoi qu’il advienne celui de grands bouleversements – écologiques et technologiques –, plongeons (pour la dernière fois avec un zeste d’insouciance?) dans l’univers à la fois impitoyable et captivant du cinéma catastrophe.
[1] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Livre des passages, Éditions du Cerf, 1982. Publié à titre posthume, le livre rassemble des textes écrits entre 1924 et 1939.
10 mars 2023