Sexe – Pour un cinéma subversif
par Apolline Caron-Ottavi et Julien Fonfrède
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« Je baise donc je suis »
Une cicatrice, qui ressemble à des lèvres – à vous de décider lesquelles – prêtes à s’ouvrir. À la fois plaie béante et objet fétiche, marque indélébile et forme indécise, morsure érotique et crevasse obscène. La couverture de ce numéro, inspirée du Crash de David Cronenberg, tente d’éviter les clichés (l’éternel visage féminin en plein orgasme), les combinaisons réductrices (un homme et une femme, ou deux hommes, ou deux femmes, ou même trois), le trop explicite (les enfants visitent les kiosques), mais aussi le trop convenable (puritains, passez votre chemin). Dans cette cicatrice, on peut lire un monde d’ambiguïté, de trouble et de fascination. À l’image du sexe à l’écran, tel qu’il nous intéresse ici : beau, laid, sensuel, vertigineux, jamais anodin, charnel, provocateur, destructeur, vital.
Ce choix de mettre de l’avant Crash n’est pas seulement lié au fait que le film vient de ressortir en copie restaurée, mais aussi parce que cette œuvre magistrale permet de poser quelques jalons. Le sexe au cinéma (et dans la société) dérange autant qu’il excite, dans des œuvres qui sont souvent autant rejetées qu’adulées ; il est existentiel, en ce qu’il incarne une pulsion de vie tout en se soldant par une petite mort qui nous rapproche de la grande ; il est subversif, dans la façon dont il met au jour les relations humaines ou les codes sociaux, et dont il permet d’exprimer une individualité dissidente.
Le sexe serait-il un acte de résistance qu’on nous cache ? Tout le monde y pense, tout le monde le fait, il est partout (surtout à l’ère d’Internet), il n’y a rien de plus naturel, et pourtant… la sexualité conserve une aura étrangement transgressive, voire une réputation négative. L’histoire du cinéma reflète ce paradoxe : l’image en mouvement a été mise immédiatement au service de la captation des ébats sexuels, mais ceux-ci n’ont que rarement poussé sans fracas la porte du cinéma grand public. La façon dont la censure s’est préoccupée tout particulièrement du sexe (encore de nos jours, Facebook préfère tolérer une décapitation qu’un sein) n’est pas tant le reflet de ce qui choque les spectateurs qu’une pruderie imposée par la société et ses organes de diffusion.
On parle ici toutefois de la société occidentale : il suffit par exemple de faire un tour du côté des pinku japonais des années 1960-1970 pour découvrir des œuvres qui ont repoussé toutes les limites du désir, de la perversion, du tabou… et de la réalisation. Le sexe à l’écran, tout comme le cinéma lui-même, n’a pas à se plier au réalisme pour mettre à vif le réel. Au contraire, il y a là un merveilleux laboratoire créatif, propice à perturber les codes de la représentation, et donc ceux de la convenance. Ainsi, de Luis Buñuel à Gaspar Noé, l’attentat (à la pudeur) cinématographique ne se joue pas seulement sur le plan de l’indécence, mais aussi sur celui du bon goût en matière de mise en scène.
On pourrait croire qu’avec le temps, la fin du code Hays aux États-Unis et la révolution sexuelle dans le monde, le sexe à l’écran ne ferait plus autant frémir. Mais force est de constater que filmer frontalement les actes sexuels n’est pas devenu chose plus facile pour les créateurs d’aujourd’hui. Qui peut filmer quoi (ou qui), et comment ? Tout en étant légitimes, ces questions peuvent parfois engendrer de nouvelles barrières. Crash ressurgit, mais un tel film pourrait-il être réalisé aujourd’hui ? Rien n’est moins sûr. Le cinéma contemporain court ainsi le risque de devenir plus lisse et plus timide, à l’heure où il serait plus important que jamais de se confronter ensemble à cet aspect central de nos existences qu’est la sexualité, celle-ci pouvant incarner le plus lumineux comme le plus sombre de la nature humaine. L’art permet de le faire avec nuance, ambivalence, émotion, empathie : les pulsions peuvent y être exorcisées autant que sublimées. S’il y a en effet un endroit où la sexualité peut être problématique, dérangeante, déviante, c’est bien au cinéma, là où elle peut prendre par ailleurs la forme d’un territoire commun, de partage et d’amour.
Pourtant, les mœurs se sont libérées : les films – et les séries, qui jouent un rôle important dans l’évolution des images – en témoignent dans leur approche toujours plus diversifiée du désir, des genres et des pratiques. Le numéro qui suit est une exploration de ces possibilités – des premiers temps à la période contemporaine, du cinéma grand public à la pornographie – ainsi que des chemins de traverse qui ont souvent permis aux cinéastes de se confronter au sexe : de l’avant-garde à l’autofiction, en passant par la figure du monstre comme créature sexualisée, actuellement en pleine résurgence. Ce dossier revient sur les œuvres, traversées par la sexualité, de cinéastes établis comme Catherine Breillat ou Paul Verhoeven, se penche sur de nouveaux terrains de jeu, comme la série télé, et laisse la parole à des créateurs, comme Karl Lemieux ou Bree Mills.
Cette dernière, réalisatrice de films pornographiques inclusifs et diversifiés, est le signe que de nouvelles voix émergent, pour mieux chambouler la représentation de la sexualité et des genres. Les pages qui suivent contiennent toutefois peu d’exemples de ce type : si la question des genres est par exemple un sujet de plus en plus abordé, la mise en scène du sexe en tant que telle, hors des sphères hétérosexuelle et homosexuelle, est encore rare ou trop nichée. Ce n’est qu’une question de temps, de même que l’on remarque que la sexualité au cinéma est essentiellement le fait des hommes mais qu’au fil des décennies – notre index en témoigne – les femmes sont de plus en plus nombreuses à l’aborder. Ce dossier est donc à prendre comme une sorte d’état des lieux, un regard rétrospectif posé à un moment charnière, en attendant la vague de nouveaux regards et de nouvelles formes qui s’apprête, on l’espère, à révolutionner le sexe à l’écran.
Mais n’oublions pas que le sexe est aussi affaire d’intuition, il se passe autant dans les têtes qu’entre les corps. On ne peut pas toujours le circonscrire et le décrire, tant il est un espace de liberté farouchement intime. C’est pourquoi nous avons proposé au cinéaste et artiste Bertrand Mandico, dont l’inclassable film Les garçons sauvages est le DVD qui accompagne ce numéro, de signer une carte blanche visuelle, une sorte d’entretien fou et créatif : huit pages foisonnantes d’idées et de visions tirées de son univers, où chacun peut se perdre et se projeter à sa guise. Bonne lecture, bonne évasion… prenez du plaisir.
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1 octobre 2020