CANNES 2023 – BLOGUE NO. 7
par Jacques Kermabon
Au bonheur de Kaurismäki
En guise d’avant programme dans le Théâtre Lumière, les festivaliers peuvent suivre en direct, sur le grand écran, la montée des marches jusqu’à l’entrée dans la salle du réalisateur, moment de légère schize visuelle où on ne sait plus s’il faut continuer à regarder ce qui est diffusé sur l’écran avec force gros plans ou se retourner pour apercevoir « en vrai », derrière une forêt de cellulaires, les membres de l’équipe du film cernés de caméras. Une onde d’alacrité s’est ainsi propagée dans l’assistance avant même la projection du nouveau film d’Aki Kaurismäki, le réalisateur, facétieux, n’ayant de cesse de perturber tout ce rituel, approchant de près les haies des photographes sur les bords du tapis rouge ou se cachant derrière Thierry Frémaux pour les photos de groupe en haut des marches.
Plans fixes aux compositions colorées travaillées par son chef opérateur attitré, Timo Salminen, laconisme des situations et des comportements, dialogues minimalistes, art consommé de la litote et du décalage, goût pour les chansons… on a beau être familiers de de son cinéma, on se laisse une nouvelle fois charmé par ce petit bijou comique sous le signe de Chaplin, tendre et mélancolique comme un poème de Jacques Prévert – à la fin, après un clin d’œil aux Temps modernes, on entend la célèbre chanson mise en musique par Joseph Kosma, qui donne son titre au film.
Les feuilles mortes, c’est un « elle et lui » des gens de peu, malmenés par des petits chefs sans scrupules, des solitaires qui trompent leur ennui dans des bars ou au karaoké. Caissière dans un supermarché, dénoncée par un vigile, elle est licenciée pour avoir emporté chez elle un sandwich périmé au lieu de l’avoir jeté à la poubelle avec les charriots plein de denrées qu’elle verse régulièrement dans une benne. Elle trouve un autre travail dans une usine. Lui est porté sur la boisson et son patron prendra ce prétexte pour s’en débarrasser après qu’il a été blessé par un outil dont il avait dit à plusieurs reprises qu’il était défectueux.
Rythmé par les informations de la radio qui égrènent les exactions russes en Ukraine, le récit accumule les obstacles que le scénario met en place pour retarder le moment où, comme tout conte qui se respecte, elle et lui seront réunis. Kaurismäki ne déjoue pas les conventions, il s’en joue, créant ainsi une savoureuse complicité avec le spectateur, séduit par ce moment qui comble l’âme comme peut le faire certaines ces chansons populaires pétries de sentiments élémentaires, d’humanité et de tendresse.
Kaurismäki fait du Kaurismäki et nous sommes comblés, Wes Anderson fait du Wes Anderson et ça tombe à plat. Casting impressionnant, brillant récit gigogne, décor imaginatif, couleurs acidulées et des effets comiques au cordeau, mais dont on perçoit plus souvent leur intention de nous faire rire que ce qu’ils sont censés produire. On admire Asteroid City, on sourit parfois, mais ces cadrages frontaux, ce petit monde artificiel, toute cette mécanique comme agencée par un enfant gâté et auto-satisfait, demeure une belle image glacée sans guère de profondeur.
Sensible à la violence et l’absurdité du monde marchand, la mélancolie de Kaurismäki est quasi ontologique. Celle qui plane sur Fermer les yeux, de Víctor Erice, présenté hors compétition, a plus à voir avec le passé sur lequel, partant de quelques plans d’une œuvre inachevée, le film se retourne. Coup de mou du festivalier ? Surtout après un Kaurismäki qui a l’élégance de nous combler en 80 minutes, on se dit que Erice aurait pu faire l’économie de quelques minutes sans sacrifier à la force de son film. Certes, il faut du temps pour explorer les méandres d’une disparition oubliée, celle d’un acteur, Julio Arenas, évaporé il y a plus de vingt ans au début du tournage d’une fiction où il tenait le rôle principal. Plusieurs hypothèses ont été émises : suicide, meurtre, décision volontaire de vivre une autre vie.
Il s’agissait du deuxième film du réalisateur Miguel Garay, lequel a tenu à monter deux séquences avec le matériel dont il disposait et n’a plus jamais fait de film. Il est devenu romancier avec, on le comprend au regard de son mode de vie, un succès limité. Cet acteur était son ami – ils ont fait leur service militaire dans la marine –, personne ne sait ce qu’il est devenu. Une émission de télévision consacrée aux disparitions inexpliquées fait revenir le réalisateur à Madrid, occasion d’une plongée dans son passé, de retrouver son monteur qui a conservé les images tournées au milieu d’une flopée de bobines 35mm, d’aller voir la fille de l’acteur. Autre effluve d’un temps disparu, celle-ci est incarnée par Ana Torrent, révélée dans L’esprit de la ruche (1973) et consacrée par Cría cuervos (Carlos Saura, 1976). Fermer les yeux – pour mieux se souvenir ? – esquisse le bilan d’une existence, les espoirs et les amours de jeunesse, les vies possibles et celles devenues telles qu’ils ne les auraient jamais imaginées. Pour autant, Miguel Garay semble avoir fait le deuil d’autres destins et s’accommode de vivre dans une relative précarité avec son chien dans une caravane abritée d’un auvent, cultive son jardin et passe des soirées avec ses jeunes voisins, chantant de vieilles rengaines guitare à la main.
Après la diffusion de l’émission, une jeune femme contacte la productrice, elle est convaincue avoir reconnu Julio Arenas dans cet homme amnésique recueilli dans une maison de retraite. Miguel Garay décide de s’y rendre, un nouveau chapitre du film s’ouvre, une autre façon de recoudre les fils de la mémoire. Víctor Erice n’avait pas tourné depuis trente ans. Il n’a plus le droit de nous laisser tant d’années sans nous redonner de ses nouvelles.
Wang Bing ne présentait pas que Jeunesse (le printemps) (voir le blogue n°3), dont on a oublié de préciser que ce film sera suivi de deux autres parties, Amer et Le retour pour une durée totale de 9h40. On pouvait aussi découvrir à Cannes un documentaire d’une heure, Man in Black, tourné en deux ou trois jours dans le Théâtre des Bouffes du Nord à Paris. Un homme âgé, debout entièrement nu, sous la lumière de Caroline Champetier, se livre à des mouvements étranges entre danse et performance. Difficile de se souvenir à quel moment il chante, quand il se met au piano, mais le film s’éclaire quand il prend la parole, assis dans un fauteuil de spectateur. Il raconte sa vie sous le régime communiste chinois, toutes les façons dont on il a failli en sortir brisé, les tortures, les déplacements, les internements, les séances d’auto-critiques imposées, l’exécution de son professeur de musique et mentor.
Certaines douleurs sont encore vives, les larmes lui viennent, on comprend la force qu’il lui a fallu pour composer des symphonies dont l’intensité sonore submerge parfois sa parole quand il explique la révolte qu’il y a mise, la dénonciation des exactions commises au nom de la Révolution culturelle, les séjours passés derrière les barreaux. Nous venons de faire connaissance avec Wang Xilin, 85 ans, le compositeur chinois le plus important de la musique moderne. Nous ne pourrons pas l’oublier.
24 mai 2023