Festivals

FNC 2020 – Blogue n°4

par Apolline Caron-Ottavi

Retour sur The Book of Vision

L’avantage des blogues de festivals est qu’ils peuvent prendre la forme d’un dialogue, et offrir parfois une sorte de droit de réponse. Le présent billet est ainsi une réaction aux mots assez féroces d’Elijah Baron sur The Book of Vision de Carlo S. Hintermann dans le blogue n°2 de notre couverture du FNC.

Le film de Hintermann arrive certes dans un contexte particulier qui peut orienter la lecture qu’on en fait : celui d’une pandémie où le personnel soignant mérite toute notre admiration, celui d’un monde où certains des plus hauts dirigeants ne prennent plus la peine d’écouter les médecins et bafouent allègrement les scientifiques dans leur ensemble. Mais loin d’être réactionnaire, The Book of Vision tisse une réflexion d’une grande complexité, empreinte d’humanisme et d’empathie, sur la façon dont le savoir et l’intuition, le réel et le rêve, le visible et l’invisible sont les deux facettes nécessaires à notre appréhension du monde.

Dans ce film qui mêle deux trames temporelles et narratives, l’intrigue gravite autour d’un médecin fictif du 18e siècle, Johan Anmuth, qu’étudie une jeune chercheuse du 21e siècle. Ce médecin exerce la médecine à l’ancienne, en privilégiant l’écoute du patient, en portant attention à ses récits, à ses intuitions et même à ses visions nocturnes. Sa pratique est bouleversée par l’arrivée de la médecine moderne, entièrement centrée sur l’étude du corps. En parallèle de ces avancées, un monde disparaît : celui des mythes et des esprits, celui d’une culture païenne et animiste jusque là toujours profondément ancrée en occident.

En se penchant sur ce moment charnière, Hintermann ne cherche pas à opposer médecine moderne et médecine antique, ou à dresser un portrait nostalgique des méthodes du passé pour nier le progrès, bien au contraire : le personnage contemporain principal, une jeune femme atteinte d’une maladie cardiaque, serait à n’en pas douter morte deux cent ans plus tôt, et en cela l’apport de la médecine moderne est incontestable. Le cinéaste prend soin d’ailleurs de brouiller les pistes en donnant à chacun de ses acteurs deux rôles, l’un à notre époque, l’autre au 18: deux identités qui ne sont pas superposables et dont les enjeux changent avec l’époque, ce qui ajoute en nuance à la façon dont on peut lire, sans jamais créer d’antagonisme entre une période et l’autre.

Mais il refuse d’enfermer Johan Anmuth dans le passé. Alors que celui-ci est vu en son temps comme un rétrograde avec sa méthode fondée sur la parole, Hintermann prend soin de le mettre en scène, dans l’agencement même des premiers plans, comme un précurseur d’une autre forme de médecine, bien plus tardive : la psychanalyse. Le cinéaste tient également à le positionner face au rationalisme de la science moderne en montrant qu’il est lui-même un homme rationnel, rejetant par exemple les légendes de sorcières. Et s’il ne croit pas lui-même aux esprits qui peuplent la forêt, Anmuth ne les ignore cependant pas, considérant que ces récits disent quelque chose d’essentiel de l’état et du vécu de ses patients.

L’ancestrale culture animiste donne l’occasion à Hintermann de glisser vers le fantastique et de mettre en scène une nature magique et habitée, à travers de magnifiques évocations visuelles, dénuées d’ailleurs de tout effet numérique. Si les préoccupations du cinéaste sur les relations entre la science et la spiritualité sont proches de celles de son producteur exécutif, Terrence Malick, il trouve dans cette histoire à plusieurs temporalités et dans ce rapport au mythe matière à forger un style propre, travaillant à représenter le corps de façon plus viscérale, et une pensée bien à lui, détachée par exemple de la question de la religion. Les visions fantastiques auxquelles il donne vie appellent à reconsidérer le monde vivant et à prendre conscience avec humilité de tout ce que l’on ignore, ce que l’on ne voit pas, ce qui sous-tend notre existence en silence. Et elles appellent ainsi à élargir la lecture du film.

The Book of Vision amène à s’interroger sur cette spiritualité disparue : pourquoi le progrès s’est-il accompagné d’une perte ? Pourquoi a-t-il fallu que le corps soit dissocié de l’esprit ou que l’abstraction chasse le vécu ? Outre le fait que le film résonne avec certaines revendications contemporaines d’une meilleure considération du patient (notamment en ce qui a trait à des choses très intimes, comme la gynécologie ou la maternité), la réflexion qu’il développe va bien au-delà de la médecine. C’est la notion même de progrès sur laquelle Hintermann s’interroge : interprété selon le modèle occidental dominant, le progrès s’est accompagné d’un effacement du rapport spirituel des hommes avec leur environnement. Or, aujourd’hui, alors que ce modèle matérialiste mène à l’extinction, peut-on encore le nommer progrès ?

L’histoire de ce médecin devient donc sous l’œil de Hintermann l’allégorie d’un constat philosophique beaucoup plus large. Il n’est pas question ici de revenir à d’anciennes croyances, mais de changer de paradigme afin de reconsidérer notre échelle des valeurs. The Book of Vision est la démonstration magistrale que l’on ne peut pas construire les routes de l’avenir en abattant les arbres du bois desquels sont faits les enfants rêveurs. Sous les apparences d’un film en costumes, on trouve une œuvre d’une actualité brûlante, de même que sous les apparences d’un traité cérébral, on trouve un grand film d’amour.

Les films de la 49e édition du FNC peuvent être visionnés en ligne jusqu’au 31 octobre.

 


13 octobre 2020