Hygiène sociale
Denis Côté
par Gérard Grugeau
À voir la dernière réalisation de Denis Côté primée à la Berlinale, on pourrait croire qu’elle a été pensée en réaction au précédent opus, Wilcox, qui s’attachait au parcours mutique d’un ermite en marge du monde, mû par une volonté d’effacement volontaire. Au minimalisme du récit antérieur qui affichait une « errance documentaire »1 calculée, succède ici de fait une profusion de la parole qui s’ancre dans un espace naturel théâtralisé sur lequel souffle un vent d’allégresse que nous n’avions pas ressenti avec une telle intensité dans la filmographie du cinéaste depuis Vic+Flo ont vu un ours. Intensité d’autant plus jubilatoire que le titre ironique du film et les parti pris rigoureux de mise en scène s’avèrent en phase avec la crise sanitaire actuelle – et la distanciation sociale – qui nous afflige depuis plus d’un an. Or, rien n’est plus trompeur. Hygiène sociale est né dans l’esprit de son auteur il y a plusieurs années ; le scénario, très écrit, inspiré par le style décalé de l’écrivain et poète suisse Robert Walser, attendait au fond d’un tiroir et il nous parvient aujourd’hui transposé à l’écran dans une synchronicité parfaite avec l’esprit du temps. À bien y penser toutefois, le cinéma de Denis Côté reste le cinéma de Denis Côté, quel que soit le degré d’expérimentation qu’il véhicule. De film en film, il compose une galerie de personnages saisis dans leur difficulté à être au monde, il alterne bon an mal an les projets « sans budget » tournés dans l’urgence et les fictions davantage financées et planifiées, sans compter qu’il relève le plus souvent d’une approche conceptuelle finement amenée qui cultive la distance et l’énigme avec une sorte de plaisir pervers auquel nous succombons régulièrement.
On pourrait dire que, porté par sa verve généreuse, Hygiène sociale scelle la rencontre des cinémas de Straub et Huillet pour la forme, et d’Emmanuel Mouret, pour le fond. Curieuse alchimie qui peut sembler relever de l’hérésie, mais que Côté fait pourtant sienne avec tout le talent de metteur en scène qu’on lui connaît. Axé sur un personnage de dandy narcissique et désabusé autour duquel gravitent plusieurs femmes, Hygiène sociale est le portrait cocasse et sans complaisance d’un homme égaré dans le labyrinthe de ses désirs, qui aime à se complaire dans un marivaudage construit à partir de récits à la courbe sinueuse. Prolixe, la parole est ici un enjeu de comédie. À notre grande surprise, transparaît chez le cinéaste habituellement peu disert, une belle appétence pour la psychologie amoureuse, l’analyse morale et la conversation élégante que l’on croirait associée à la tradition littéraire française du XVIIIe siècle (Diderot, Choderlos de Laclos). Appétence qui, dans le cas présent, se transmue en un réjouissant conte philosophique aux accents contemporains que ne renieraient pas les Lubitsch, Guitry et Rohmer de ce monde, ou plus proche de nous, un Olivier Godin féru des « arts de la parole ».
Antonin (Maxime Gaudette) n’a rien d’un héros, il est un beau parleur à l’inconstance chronique dont les comportements immatures et cyniques ont plus d’une fois échaudé les femmes de son entourage. Face à sa sœur Solveig (Larissa Corriveau), son épouse Églantine (Evelyne Rompré), une maîtresse qu’il convoite (Eve Duranceau en Cassiopée) et Rose, une perceptrice des impôts (Kathleen Fortin) qui ne voit pas à rire, rien ne va plus. Réduit au statut d’arnaqueur à la petite semaine (il détrousse les touristes) et de cinéaste raté vivant seul dans sa voiture comme le héros de Jacques Leduc dans Trois pommes à côté du sommeil, l’homme est acculé dans ses contradictions, épinglé dans ses duperies. Et peu à peu, au fil de ce badinage où les jugements acerbes font mouche comme au fleuret, se dessine au présent une cartographie sentimentale à la fois fantaisiste et cruelle qui met à nu une guerre des sexes dont notre homme ne sort pas grandi. Dans cette joute verbale autour des rapports de pouvoir et d’une masculinité taraudée par la peur de l’engagement, Hygiène sociale se nourrit de l’air du temps, alors que le personnage d’Aurore (Éléonore Loiselle), qui pourrait être la promesse d’un amour naissant comme la jouvencelle des siècles passés, oppose à l’homme désemparé une indépendance d’esprit des plus exaltantes et modernes. À noter qu’au fil de cette parole déferlante au service de récits qui s’enchâssent les uns dans les autres, rien ne nous empêche de subodorer par ailleurs chez le réalisateur le désir d’installer en creux une sorte de promenade buissonnière au cœur d’une cinéphilie élective. De quoi nous séduire d’autant plus et nous maintenir dans un état d’alerte complice.
La force du film de Denis Côté est de donner corps à une représentation allégorique d’un pays imaginaire qui serait celui de l’amour (fusse-t-il désenchanté et écartelé entre le fantasme et le réel), en inscrivant au sein de la nature cette inclinaison humaine, comme le faisait jadis Mademoiselle de Scudéry avec sa Carte de Tendre. Filmé le plus souvent en plans fixes avec un cadre rigide qui semble contraindre les personnages dans la prison de leurs comportements, Hygiène sociale est un petit théâtre sentimental à ciel ouvert où chacun déclame à distance, et non sans ironie, la partition de ses émois intérieurs. Alentour, la nature vit, respire à pleins poumons, conférant à la mise en scène une dimension atmosphérique qui sied bien aux intermittences du cœur. Cette météorologie aléatoire de l’image (l’objectif est en outre partiellement vaseliné) se voit ici renforcer par un travail sur le son des plus stimulants, un son non naturaliste (vent, coassements d’oiseaux, bruits d’orage et de chantier) qui convoque à l’écran comme chez Straub et Huillet une sorte de « jeu du paysage », selon l’expression de Serge Daney, où l’œil et l’oreille se relaieraient et se complèteraient naturellement au gré des hallucinations suscitées par le filmage. Prend ainsi forme une délicate osmose entre le raffinement (parfois trivial) des dialogues et la beauté changeante des lieux qui fait en sorte que la magie opère sans que jamais le charme ne se brise. À ces cadrages rigides, la mise en scène oppose par ailleurs des transitions en roue libre où la caméra s’emballe comme la pellicule défilante d’un film, et surtout plusieurs séquences où Aurore dans l’éclat de sa jeunesse prend possession du cadre en toute liberté, ouvrant sur la suite du monde. Au bout de ce vagabondage, Antonin, tout à sa « fatigue morale face à la laideur du monde », contemple la route qui serpente au loin. Le temps des roses n’est plus. Ne lui reste plus que la fuite, et la douce amertume de ceux qui errent dans la forêt des mal-aimés.
Écoutez le cinéaste en entretien dans notre nouveau balado.
- 1 Entretien avec Denis Côté autour de Wilcox, Bruno Dequen in 24 images 198.
14 mai 2021