LE FOND DE L’AIR
Simon Beaulieu
par Apolline Caron-Ottavi
Réalisé en 2019, le film de Simon Beaulieu devait initialement sortir en salle le 19 mars 2020[1]. Cette sortie n’a jamais eu lieu, repoussée indéfiniment par une pandémie mondiale et l’état d’urgence sanitaire qu’elle a engendré. Près de deux ans plus tard, le voilà enfin. Parfois, les aléas du calendrier ne sont peut-être pas entièrement nuisibles : car s’il y a un film qu’il est aussi étonnant que pertinent de découvrir aujourd’hui, tout en sachant qu’il a été pensé avant la crise que nous venons de traverser, c’est bien Le fond de l’air.
À travers ce film, Beaulieu tente de saisir quelque chose de l’air du temps : un état d’éco-anxiété face au changement climatique et à la disparition des espèces, mais aussi un état de dissociation, celui du déni, qui oppose la gravité de la catastrophe à notre capacité, collective et individuelle, à continuer comme si de rien n’était, sur fond de capitalisme éhonté et de consommation effrénée. Ces états ont quelque chose de fuyant, d’indicible, et c’est tout le travail du Fond de l’air que de tenter de les représenter et de les incarner. Le propos aussi bien que l’ambition et la densité de la démarche ne viennent évidemment pas sans le risque d’une certaine pesanteur, mais le cinéaste y répond en optant pour une forme mouvante, entre essai documentaire et exploration expérimentale. Différentes natures d’images sont ainsi déclinées sur une sélection d’extraits d’entrevues avec des philosophes, des journalistes, des scientifiques, ce qui permet à la fois de créer une réflexion plus kaléidoscopique que monolithique, mais aussi d’interroger notre rapport à l’information, entre fragmentation, saturation et distraction.
Les penseurs cités ne sont nommés qu’au générique, ce qui permet d’éviter l’écueil d’une forme trop didactique pour mieux laisser les paroles flotter et entrer en résonance avec la riche trame visuelle, soutenue entre autres par la contribution du cinéaste expérimental Karl Lemieux. Celle-ci se décline en différentes strates : le montage clignotant et ultra rapide d’archives et de fragments de notre monde place l’ampleur du décor ; des séquences en caméra subjective confrontent au contraire l’indifférence qui se loge inévitablement dans le quotidien de tout un chacun par rapport aux avertissements qui fusent à la radio. S’ajoute à cela un inquiétant individu masqué, filmé avec les codes du cinéma d’horreur, qui rôde dans la ville et se fait le miroir du prédateur que nous sommes pour nous-mêmes ; enfin, la foule humaine est captée en infrarouge, irradiant littéralement l’image et le monde de ses émissions de chaleur. Ces flux d’images tentent ensemble de rendre compte de l’angoisse protéiforme qui résulte de l’Anthropocène.
Ce qui est peut-être le plus frappant à l’heure de cette sortie tardive du Fond de l’air, c’est l’usage que Simon Beaulieu fait de nos espaces privés dans les séquences subjectives du film, où l’on voit des individus anonymes vaquer à des activités de tous les jours. Captées avec des caméras frontales go pro, ces images de chambres et de lieux de vie à la banalité effroyablement familière suscitent aujourd’hui d’étranges sentiments. Elles peuvent évoquer bien sûr la réduction de nos horizons lors des récents confinements ; distordues sur les bords, elles accentuent l’impression de « bulles », relevant à la fois de l’obsession d’un confort protecteur et d’un isolement anxiogène. Elles rappellent aussi que ce retrait était l’occasion tant espérée d’un moment de recul qui aurait pu nous réunir. Mais, entamées au premier plan par l’omniprésence des écrans de téléphones, ces images trahissent un repli stérile, qui éloigne dangereusement la possibilité d’un combat commun. La portée de ces séquences s’impose donc d’autant mieux aujourd’hui, mettant à jour nos paradoxes et notre irréductible besoin de croire que tout restera comme avant – y compris le rituel rassurant d’une douche chaude, qui devient une sorte de leitmotiv.
Plus le film avance, plus ces anodines déambulations deviennent frénétiques, comme si elles traduisaient la désorientation schizoïde caractéristique de notre époque telle que la décrit en voix off le philosophe Bernard Stiegler. Dans sa mise en scène de courses poursuites contre nous-mêmes, d’un monde aussi fragmenté que complexifié et de fantômes sans visage, le film de Simon Beaulieu saisit de façon sensorielle quelque chose de cette perte de sens qui nous guette. Et du fait même de sa sortie décalée, Le fond de l’air nous confronte à l’idée essentielle, s’il fallait encore s’en convaincre, qu’il n’y a pas de « monde d’avant » ni de « monde d’après » la pandémie, symptôme parmi d’autres à l’aube d’un effondrement au long cours qu’il devient urgent de penser. Un grain de sable bienvenu dans l’engrenage désormais enclenché du « retour à la normale ».
[1] 24 images avait justement accueilli Simon Beaulieu à titre de cinéaste invité sur le blogue du site à cette période. Voir son billet ici.
18 février 2022