Les pas d’allure
Numéro : 208Entretien avec Alexandre Leblanc
Par ALEXANDRE FONTAINE ROUSSEAU
La prémisse des Pas d’allure semble être née d’un trop-plein, d’un sentiment d’écœurement – un peu comme si la goutte venait faire déborder le vase. Cette scène d’ouverture où les ondes de radio, avec leurs discours délétères, prennent d’assaut la ville et la polluent illustre parfaitement cette sensation que, justement, les choses n’ont « pas d’allure”. Que ça a assez duré et qu’il faut faire quelque chose. J’imagine que le film, dans son ensemble, a surgi de cette réaction un peu viscérale à l’état du monde, à la colère et à la consternation qu’il provoquait en toi ?
C’est drôle parce que, dans la vie de tous les jours, je ne suis pas du tout colérique… J’imagine que j’ai canalisé toute ma colère refoulée dans le film. Plus précisément, je dirais que je suis rendu au stade de l’exaspération, que j’ai un genre de lassitude mélancolique face à ce qui se passe. Je suis exaspéré par les gens qui se laissent trop facilement manipuler par les médias de droite. Exaspéré surtout par ces médias, qui profitent impunément de ces gens. Exaspéré aussi par la gauche qui est divisée et prise dans des chicanes de clochers. Puis par la vaste partie de la population qui se désintéresse de la politique… J’imagine des bonzes de droite qui regardent tout ça en riant de manière machiavélique. En fait, tout le film part de cette idée : j’ai eu la vision d’un patron d’un empire médiatique tout à fait amoral, comme un grand vilain de bande dessinée, qui use de son pouvoir (et de ses pouvoirs magiques) pour que se poursuive le néo-libéralisme. Et pour arriver à ses fins, le mensonge est sa meilleure arme. Dans l’actualité, on l’a vu abondamment avec les fake news. Alors, le thème du vrai et du faux dans le film a surgi de cette observation : de nos jours, on ne sait plus qui croire. En fin de compte, le constat en filigrane du film est que la droite a une longueur d’avance, elle a réussi – consciemment ou inconsciemment, tout dépend de notre paranoïa – à étouffer nos rêves. Bref, je suis assez pessimiste quant à l’avenir, mais j’espère ardemment me tromper. Et question d’exorciser mon exaspération et d’oublier un peu mon pessimisme, j’ai décidé d’en rire et de faire une comédie fantaisiste sur le sujet.
Dès le départ, tu fais le pari d’employer l’animation pour créer des effets spéciaux qui sont très tactiles, qui n’ont rien d’invisible. Le film repose sur cette logique de collage des styles et des techniques ainsi que sur ce parti pris selon lequel on peut « assumer » ses effets, les souligner. C’est un film assez généreux, qui en donne beaucoup à son auditoire avec somme toute assez peu de moyens. L’esthétique des Pas d‘allure est particulière, mais il me semble qu’elle est née du même sentiment d’urgence que le récit lui-même. Est-ce que je me trompe ?
Pas du tout. Avec ce projet, je voulais retrouver avant tout le feu du cinéma qui m’animait lorsqu’à l’âge de 19 ans j’ai commencé à jouer avec ma caméra vidéo de format Hi8. Si on recule en 2017, quand j’ai commencé à filmer Les pas d’allure, cinq ans s’étaient écoulés depuis mon dernier court métrage, j’étais occupé par des projets inaboutis ou par des contrats de montage, attendant l’idée qui m’allumerait assez pour la pousser plus loin. Tanné, j’ai décidé de me lancer, de tourner pour le simple plaisir de tourner, pour essayer des choses et m’amuser. Bref, tout ça pour dire que les effets d’animation viennent de ce désir de jouer et de me sortir de ma zone de confort en explorant une nouvelle technique. Avant, ça m’arrivait de dessiner, mais je n’avais jamais encore animé. Je me suis donc limité à la rotoscopie (tracer par-dessus des images vidéo), laissant le reste entre les mains de mes amis animateurs, Julie Charette et Patrick Lapierre. Les effets d’animation ajoutent aussi aux codes de la bande dessinée omniprésents dans le film, que ce soit à travers les titres de chapitres (par exemple : « Pendant ce temps… ») ou les ondes radio, le vinyle. En allant dans cette direction bédéesque, je me disais que le film me ressemblerait (jeune, j’étais un avide lecteur de bandes dessinées franco-belges telles que Spirou ou Tintin), mais aussi qu’il se démarquerait des autres films à petit budget. Je savais que ça m’ajouterait énormément de travail, mais j’ai eu le bon instinct de penser que ça en valait la peine. En plus de donner une unité de style au film, c’est « généreux », comme tu dis, à la manière d’une bonne couche de glaçage sur un gâteau. Et en ce qui concerne le côté « surligné » des effets, ça vient de mon manque de budget certes, mais ça vient surtout de mes années Hi8, où on assumait vraiment le cheap. On n’avait pas le choix, la machine était lo-fi, on devait exploiter cet aspect et s’amuser avec ça.
La distribution est quand même impressionnante, et même à la technique on remarque plusieurs noms familiers dans le générique. Est-ce que ça a été difficile d’orchestrer un projet d’une telle envergure avec des moyens limités? J’imagine qu’il y a un peu d’amitié et de bonne volonté qui sont impliquées dans le processus?
C’est vraiment un film fait avec beaucoup d’amour et d’amitié. Jeune adulte, c’était justement avec des amis que je déconnais en faisait mes vidéos, les soirs de fin de semaine. (Le cannibale de Rigaud II, qui se retrouve dans le film, est l’une de ces vidéos.) La voie naturelle était donc de demander à des vieux amis du cégep (Jean-Sébastien Courchesne, Benoit Bourbonnais, Jean-François Boisvenue, entre autres) ou de l’université (Annie St-Pierre, notamment) de participer au projet. J’avais aussi suivi des cours de théâtre amateur juste avant de commencer à tourner le film et j’ai fait appel à quelques camarades de classe. Le film est entièrement autofinancé donc, effectivement, l’amitié faisait en sorte que l’absence d’argent n’était pas vraiment un problème. Pour ce qui est de Sophie Desmarais (Angie), on ne se connaissait pas mais on avait plusieurs amis communs, et Jean-Sébastien avait déjà joué avec elle dans Sarah préfère la course, alors elle a embarqué tout de suite dans l’aventure. L’équipe technique était très réduite, des fois j’étais seul et le max qu’on a été c’était six, pendant la scène à la station de radio. Vincent Biron m’a épaulé à la direction photo en retour de mon travail de monteur sur Prank, un beau troc créatif. Autant les comédiens que l’équipe technique, je les invitais à créer dans un contexte ludique et exempt de toute pression de productivité, de performance. C’est extrêmement rare qu’on a l’occasion d’être aussi libre : on tournait à temps perdu, quand tout le monde était disponible, un après-midi par-ci, une soirée par-là (des fois un an plus tard), je crois que ce n’était pas trop exigeant pour personne.
Par contre, la postproduction était une tout autre affaire. C‘est une longue étape au travail minutieux et ça demandait plus d’implication de la part de mes collaborateurs. J’essayais alors d’en faire le plus possible pour leur alléger la tâche : montage image, montage dialogues, colo, effets visuels, animation. Ça peut paraître lourd pour une seule et même personne, mais je m’amusais comme un petit fou, j’apprenais plein de nouvelles choses. Puis, quand tu arrives avec un film de ce genre à un concepteur sonore comme Samuel Gagnon-Thibodeau, il n’hésite pas longtemps avant d’accepter. Dans le cinéma québécois, on s’éclate rarement autant avec des effets sonores psychotroniques d’ondes, de laser, etc. Et c’était un réel plaisir de travailler pour la première fois avec le polyvalent compositeur Peter Venne, que j’avais rencontré à travers les films de Vincent Biron et avec qui j’ai développé une relation autant professionnelle qu’amicale lors de notre collaboration. Oui, j’avoue que j’ai vraiment de la chance d’être entouré de tant de gens aussi généreux et talentueux.
La structure générale du récit est un peu alambiquée, d’une manière qui est encore une fois totalement assumée – les histoires, les narrations s’emboîtent les unes dans les autres, à un point parfois délirant. On se demande, en voyant le film, si l’histoire était comme ça dès l’étape de l’écriture ou si c’est quelque chose qui a émergé au montage… ou plutôt, puisque tu es monteur de profession, si ce n’est pas ton cerveau de monteur qui s’était déjà mis en marche au moment de l’écriture.
En fait, crois-le ou non, l’écriture s’est faite directement à l’étape du montage. Le scénario du film n’a jamais existé sur papier, avec ses pages numérotées. Au départ, je n’étais même pas certain que ce que je tournais allait être un film, ça a plutôt commencé comme un laboratoire d’improvisation. Avant le tournage,j’avais été marqué par Out 1 : Noli me tangere, le film-fleuve de 12 heures de Jacques Rivette. Il avait su créer une histoire rocambolesque à travers des impros, sans cacher les dérapages, les fous rires, les hésitations de ses acteurs et actrices. Dans ce labo d’impro, je voulais expérimenter surtout sur le jeu de comédien, voir par exemple ce qui arrive quand tu mélanges des professionnels et des amateurs, essayer de déterminer sous quelles conditions se font les meilleures improvisations. J’avais aussi le goût de faire le film le plus spontané possible pour essayer de casser mes habitudes. Je trouvais une idée de scène et je la tournais, sans trop y réfléchir à deux fois. C’était primordial de ne pas trop penser. Je collectionnais des idées écrites sur des napkins. Je voulais laisser le hasard et l’inconscient s’immiscer dans les décisions que je prenais. Et tel un mantra, je me répétais souvent que le processus primait sur le résultat.
En juillet 2017, j’ai commencé les tournages en montant au fur et à mesure et en construisant l’histoire une scène à la fois, un peu à la manière d’un cadavre exquis, m’inspirant de ce qui se passait dans l’actualité avec la montée de la droite et le mouvement #MeToo. Les idées venaient parfois des comédiens et les dialogues étaient presque entièrement improvisés par eux. La plupart du temps, mes directives se limitaient à : « La scène commence ici et elle finit là. Essayez d’insérer ces petites infos au travers. Pour le reste, surprenez-moi. » Les mois ont passé et, en septembre 2018, j’avais tourné et monté environ 40 minutes de matériel (la moitié du film final) et je commençais à avoir de la misère à en voir le bout. Est-ce que le film va durer 12 heures aussi, est-ce que je vais me fatiguer avant ? C’est à ce moment que j’ai tourné la scène entre Jean-Sébastien Courchesne et Sophie Desmarais, la scène qui structure maintenant le film. Au départ, je prévoyais que cette scène dure environ cinq minutes, mais ils m’ont fourni deux prises de 45 minutes remplies de bon matériel. Et c’était la première fois de sa vie que Sophie improvisait ! À partir de ce moment, je me suis dit que j’avais un film. Avec cette scène, j’avais un début, un milieu et une fin, et, autre avantage découvert plus tard dans le processus, j’avais la scène la plus réaliste du film. Ce réalisme, en plus de faciliter l’identification du public aux deux ex-amoureux, me donnait la permission de pousser encore plus loin le côté imaginaire des autres scènes. Au montage, il suffisait ensuite que je me creuse un peu la tête et que je rebrasse les cartes en plaçant les scènes déjà tournées en flash-back ou en flash-forward, puis en tournant ensuite ce qui manquait pour compléter l’histoire. Ces derniers tournages étaient plus scénarisés parce qu’il fallait nouer l’intrigue pour mener le projet à terme. Les tournages se sont achevés fin 2019, juste avant la pandémie, durant laquelle j’ai fait la postproduction. Le hasard a bien fait les choses, si j’ose dire.
Mon expérience en montage a certainement aidé, plus spécifiquement celle en montage documentaire, où le scénario s’écrit souvent en montage. Pendant le processus, ça adonnait aussi que je lisais Les mille et une nuits, connu pour ses histoires en poupées russes, et j’ai eu le goût de faire la même chose. Ce côté « méta » tire son origine de la scène centrale du film, lorsque Angie dit qu’elle ne croit pas ce que son ex lui raconte, « qu’il n’est pas crédible ». C’est comme si elle disait que le film jusque là n’était pas crédible, qu’il n’avait justement pas d’allure. Pour moi, ça a été un moment hyper important parce qu’à partir de là je pouvais jouer avec cet aspect négatif – qu’on n’ose jamais souligner dans un film – et déconstruire l’histoire, la rendre « délirante », comme tu dis.
La scène où Annie St-Pierre « présente » son travail d’artiste contemporaine en se mettant des œufs dans la bouche me fait immensément rire. Il y a une spontanéité dans son jeu, lors de cette scène, qui fait vraiment mouche. C’est un exemple parmi tant d’autres de moments qui naissent de l’improvisation, dans le film. Comment ça fonctionnait, concrètement, lors du tournage ?
Au final, environ 75 % du film est improvisé. Pour ce qui est de la scène d’Annie, c’est elle qui est arrivée avec le concept des œufs. De mon côté, j’avais eu le flash de faire sortir les œufs de sa bouche (peut-être mon inconscient qui s’est référé à Airplane! ?). Et pour le reste, la magie du cinéma a opéré : la caméra de Vincent était à la bonne place, Annie n’a pas cassé le premier œuf qu’elle a craché malgré la force de l’impact, puis, après avoir improvisé un délicieux « par exemple », en crache un autre qui casse celui-là, me fournissant une parfaite ponctuation à la scène.
De leur côté, les animateurs de radio, Alexis Lefebvre et Elisabeth Sirois, ont complètement improvisé leurs dialogues. Les improvisations avaient été préparées quelques heures avant le tournage, sur des thèmes que je leur avais imposés (le féminisme, l’environnement, la gauche), mais, pendant le tournage, chaque prise était inédite, ils déversaient toujours leur fiel de manière un peu différente. Alexis était lui-même surpris des horreurs qui pouvaient sortir de sa bouche, mais s’amusait follement à jouer son antithèse.
Le soir de l’improvisation la plus fructueuse, Sophie est arrivée avec son pyjama à motif de chats, Jean-Sébastien avec sa cagoule sur le bout de la tête parce que ses cheveux n’étaient pas raccord. Après quelques directives de base, ils ont commencé l’impro et la chimie a aussitôt fait son œuvre. Comme les personnages, les deux comédiens se retrouvaient après une longue absence, ce qui a dû les aider à se mettre dans le bon état d’esprit. Et nous n’étions que trois dans la pièce, eux deux et moi à la caméra. Une intimité apaisante régnait, qui aidait grandement à l’épanouissement de leur créativité. Comme j’improvisais aussi à la caméra, je les faisais reprendre seulement lorsque j’étais mal placé et que je sentais que le moment méritait d’être mieux filmé. Le champ libre que je leur laissais amenait des choses que je n’aurais jamais pensé écrire. Quand je disais que je laissais une place prépondérante au hasard, c’en est un bon exemple : tourné la veille ou le lendemain, ça aurait donné autre chose et le film aurait été radicalement différent. Peut-être même qu’on n’en parlerait pas aujourd’hui.
Le film a été présenté en première à Fantasia, en 2022. D’emblée, ça le range un peu dans la grande famille du « cinéma de genre » – et j’ai l’impression que c’est une étiquette vague qui va somme toute assez bien au film. Mais, en même temps, ce n’est pas que ça. C’est un film qui échappe aux catégories, qui est plutôt du côté de l’inclassable… et j’ai l’impression qu’on ne sait pas toujours quoi faire des films comme ça au Québec. Crois-tu que l’étiquette de « genre » est un bon refuge pour les propositions inusitées comme la tienne ?
Je dirais que oui, puisque le film a reçu un accueil très chaleureux à Fantasia. En le faisant, je me suis dit assez tôt que ça fonctionnerait bien à ce festival et c’est même le premier endroit où je l’ai envoyé. Je trouve que les amateurs de cinéma de genre sont plus ouverts à l’inusité et aux mélanges de styles et, surtout, ils voient moins l’art sur un axe vertical hiérarchique, celui où le « grand » art trône au-dessus de l’art populaire. Les pas d’allure se déplace plutôt sur un axe horizontal sans hiérarchie, où tous les types d’art sont sur un même pied d’égalité, comme Zappa qui mélangeait la musique concrète et le rock and roll. Il faut dire aussi qu’en général, je me fous des étiquettes, mes goûts sont tellement éclectiques. Je peux regarder dans la même soirée un film de Béla Tarr et un film catastrophe des années 1970 (histoire vraie). J’ai l’impression que ça ne me ressemblerait pas de faire un film qui se confine à un seul genre. Ceci étant dit, je pense quand même que chaque esthétique qui se retrouve dans le film (film noir, kung-fu, expérimental, fantaisie, Nouvelle Vague) est traitée avec un sourire en coin et que, par conséquent, Les pas d’allure fait partie du vaste genre de la comédie. Après avoir longtemps cherché le bon terme, j’en suis venu à présenter le film comme une comédie psychédélique, comme le type de rock qu’il contient, comme le vinyle hallucinogène. Ça traduit bien son exubérance, sa fantaisie échevelée, je trouve.
À cause de son sens de la fantaisie, de son humour un peu particulier et de son aspect bricolé sur les bords, mon réflexe a été de comparer Les pas d’allure aux films d’Olivier Godin – mais toi, est-ce que tu te reconnais dans certains courants, certaines familles, certaines voix du cinéma contemporain québécois ?
C’est sûr qu’il y a des atomes crochus avec Olivier Godin et j’aime beaucoup ses films. Sinon j’adore Matthew Rankin, qui déborde de créativité et qui, lui aussi, fait beaucoup avec peu de moyens. Le cinéma de Sophie Bédard Marcotte m’inspire aussi, les effets visuels « boboches » de Claire l’hiver ont eu une influence directe sur mon film. Sa façon de jouer avec le médium aussi, comme lorsqu’elle coupe le son dans L.A. Tea Time pour éviter de payer les droits de la musique qui joue dans la voiture. Puis il y a certainement mon comparse Vincent Biron. Prank, son film autofinancé, a donné l’impulsion à plusieurs membres de l’équipe de réaliser leur premier long métrage (Étienne Galloy, Alexandre Lavigne, moi-même). En général, je trouve qu’il y a beaucoup de nouvelles propositions très intéressantes : Babysitter de Monia Chokri, Le rire de Martin Laroche, Mistral spatial de Marc-Antoine Lemire, Le bruit des moteurs de Philippe Grégoire, Bungalow de Lawrence Côté-Collins. On sort des sentiers battus, l’imagination est débridée, on ne se prend jamais trop au sérieux, on penche vers l’absurde. D’ailleurs, j’organise un ciné-club qui présente des films québécois récents et je suis toujours emballé de montrer ce qui se fait aujourd’hui.
En tout, la production s’est échelonnée sur une période de cinq ans. J’imagine que ce ne sont pas des conditions idéales pour tourner un film, mais en même temps je me demandais si ça ne t’avait pas aidé à certains égards de prendre ton temps, de vivre longtemps avec le projet et de l’habiter pendant autant d’années.
C’est certain. Le film aurait été complètement différent s’il avait été tourné sur un mois ou deux. Comme je laissais beaucoup de place à l’inconscient, à la spontanéité, ça m’arrivait d’avoir des idées alors que j’étais occupé à un contrat de montage, alors que je tournerais la prochaine scène que dans trois mois. L’idée entrait alors nécessairement dans une période de macération : soit elle pourrissait et ne passait pas l’épreuve du temps, soit elle prenait de l’ampleur et prenait racine.
La longue gestation faisait aussi que je me laissais imprégner par les films que je regardais ou les livres que je lisais durant cette période. Vers 2018, je m’étais plongé dans les films muets de Fritz Lang. Le personnage de Valère Gravel est beaucoup influencé par le docteur Mabuse, les animations de lignes blanches (par exemple les ondes radio) apparaissent dans plusieurs de ses films (Metropolis, Les espions).Il racontait beaucoup d’histoires à péripéties, inspiré des serials, comme Les espions ou Les araignées. Je me suis aperçu que Lang était l’ancêtre direct de l’émission de Batman des années 1960, qui a bercé mon enfance et que je me suis aussi retapé pendant le tournage (voir la scène du N.O.R.M.M.). Le côté psychédélique m’a été surtout inspiré par mes lectures sur Ken Kesey et ses Merry Pranksters (l’excellent The Electric Kool-Aid Acid Test de Tom Wolfe), qui déjouaient le système de manière subversive et complètement loufoque dans les années 1960. La lecture de Hubert Aquin m’a amené sur la voie du roman d’espionnage déconstruit, avec ses taupes et ses personnalités multiples. À bien y penser, les décennies qui m’ont le plus influencé sur ce film, les années 1920 et 1960, sont celles qui ont été, à mon avis, les plus libres et expérimentales de toute l’histoire du cinéma.
10 septembre 2023