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Festivals

Fantasia 2019 – Blogue no. 7

par Ralph Elawani

La télévision est sa propre caricature. Le zapping en dessine les contours. Moins au gré du spectateur qu’au gré du seuil de tolérance de ce dernier. Bien avant la « lecture en F » des articles en ligne, il y avait la « lecture » elliptique des soirées télé. À ce titre, ce n’est pas un hasard si « j’ai vu passer un article sur ça » est le nouveau « j’ai vu un reportage sur ça à la télé ». Quand la télévision a été imaginée, l’un des obstacles potentiels à sa commercialisation était la taille de l’écran; plus précisément, les possibilités de faire abstraction de celui-ci dans une pièce où le regard peut se perdre ailleurs. « Ça ne fonctionnera jamais, les gens vont vouloir regarder ailleurs. », se sont sans doute dit quelques rabat-joie.

Depuis la publication de mon premier compte-rendu de Fantasia 2019 – dans lequel je vous parlais d’ombres, de populisme et de communauté inavouable – j’ai eu l’occasion, justement, de « regarder ailleurs »; j’ai cassé le fil de mon assistance fantasienne assidue en m’exilant dans les bois pour quelques jours. Le cœur léger et l’âme en fête, je suis rentré pour constater que – merde -, on ne peut pas la semer, cette saloperie de télévision, ainsi que sa propension à nous télescoper dans le paradigme engourdissant du zapping. Celui par lequel arrivent les mauvaises nouvelles. Étrangement, la poignée de films que j’avais choisis pour ce deuxième panorama de Fantasia ont tous quelque chose à voir avec la télévision, l’idée de zapping et/ou le formatage des histoires par la machine à nouvelles.

On conçoit, règle générale, le « straight-to-video » comme une manière d’éviter qu’un film en deçà des standards de qualité ne perde son temps en salles. Le cinéma de genre regorge de ces productions relayées aux voûtes, aux VHS et aux drive-in. Le cinéma d’Al Adamson, lui, constitue une partie non négligeable de cesdites productions. L’affreux destin qu’a connu Adamson, retrouvé enterré, littéralement coulé sous une dalle de béton de sa demeure d’Indo, en Californie, a motivé le documentariste David Gregory (Master of Dark Shadow, A Brief History of King Fu Cinema, Fulci & I) à investiguer la disparition du réalisateur dont les films ont mis en scène des sujets allant du Colonel Sanders à Charles Manson, en passant par Dracula et Frankenstein. Blood & Flesh, The Reel Life & Ghastly Death of Al Adamson, dont le titre est visiblement aussi suggestif que ceux des films d’Adamson (Satan’s Sadists, Blood of Ghastly Horror, Horror of the Blood Monsters) brillait donc par : 1) un regard historique (presque hagiographique) sur les productions d’Adamson, ses techniques marketing et son ambition de faire du cinéma « cheap, fast & good »; et 2) une enquête détaillée (comme à la télé…) de la mort sordide de cet homme assassiné par un ouvrier qui a progressivement usurpé son identité.

L’Italie est un pays violent. Le deuxième roman de Pasolini portait ce titre prosaïque : Une vie violente. Pasolini parlait des déclassés de Rome. Il aurait très bien pu parler des hors-la-loi de Naples ou encore de cette communauté inavouable (décidément, on n’en décroche pas) que constitue la Cosa Nostra; la tentaculaire et bestiale mafia sicilienne. Avec Shooting the Mafia, Kim Longinotto, généralement associée à une forme de cinéma direct féministe, explore l’œuvre de la journaliste, politicienne et photographe Letizia Battaglia. Une femme qui à 40 ans devint la première photographe italienne à travailler pour un journal. Celle qui explique que son travail l’a littéralement catapultée dans un autre monde (« My work forced me into another world »), revient notamment sur une question épineuse : sa relation problématique à ses propres clichés (« I wanted to burn them; I dreamed of burning my negatives. ») et à la violence dont ils sont demeurés les témoins, d’une manière paradoxalement esthétique. Le film de Longinotto détaille non seulement l’époustouflante violence de la Sicile des années 1970 et 1980 (le compte s’élevant à près de 1000 meurtres en une année, au sommet de la fureur), mais aussi les répercussions sur les journalistes qui documentèrent le tout… et, accessoirement, les (nombreux) conjoints qui accompagnèrent, Battaglia au fil des ans. L’ultime question devient ainsi pratiquement : « Comme être amoureux dans ce monde? ».

Des scènes brutales rapportées par la télévision et les journaux italiens, on passait, avec The Legend of the Stardust Brothers, de Makoto Tezuka, à la brutale insignifiance de la mise en marché des vedettes pop. Quelque part entre Phantom of the Paradise, de De Palma, Les Idoles, de Marc ‘O, Blank Generation, d’Amos Poe et The Young Ones, de Sidney J. Furie, le film de Tezuka, présenté en version restaurée avec le court métrage UNK, au sujet d’une jeune femme enlevée par des extra-terrestres, est avant tout, dans les mots du réalisateur, le fruit d’une période où il était « très jeune et très stupide. » En fait, une époque où il avait été tenté de tourner un film à partir d’une trame sonore apocryphe, justement intitulée The Legend of the Stardust Brothers. Doté d’une suite de pièces littéralement « c-c-c-cra-zay » – presque aussi accrocheuses que Pinball Summer , ce musical new wave a rayonné plus par celles-ci que son histoire aussi incohérente qu’impayable qui en a fait une espèce de film culte.

Parlant d’incohérence et d’impayabilité, une partie des fictions underground des années 1980 réalisées par des acteurs du mouvement punk a donné naissance à un cinéma qui avait une valeur beaucoup plus documentaire que narrative ou psychologique. Une bonne partie du cinéma no wave en fait foi, exception faite de certaines perles, comme Born in Flames, de Lizzie Borden. Ce sentiment que l’aréopage (la mise en scène d’un who’s who) prend le dessus sur l’histoire nous ramène forcément aussi à certaines productions de Robert Frank ou même de Robert Downey Sr, que l’on se force à terminer pour voir ses écrivains ou musiciens préférés sombrer dans la déconnade ou tenter d’être à la hauteur du rôle qu’on leur a assigné. Decoder, de Muscha, une autre créature du cinéma underground des années 1980 (un peu le pendant berlinois de Born in Flames), constitue un morceau notable de la culture cyberpunk. Si l’écrivain et critique Martin Amis disait que William S. Burroughs est essentiellement un « writer of good bits[1] », Decoder, inspiré par les écrits de ce dernier (par ailleurs dans le film), vit à la hauteur de cette assertion. En effet, cette deuxième production de Muscha, après Humanes Töten, réalisé en 1980, joue sur le contrôle, la surveillance, la dissidence et – évidemment, puisque Burroughs est à l’origine de celui-ci ­- les techniques de subversion médiatiques, notamment par le truchement de la muzak et du noise. Outre Burroughs, on notera des apparitions de Genesis P-Orridge, Chritiane F. et F.M. Einheit, du groupe Einsturzende Neubauten.

En 2006, dans le cadre de la rétrospective consacrée à Jean Pierre Lefebvre par la Cinémathèque québécoise – où étaient présentés 36 films chevauchant un demi-siècle de cinéma-, Marc Lamothe, aujourd’hui codirecteur général de Fantasia, signait l’une des seules critiques jamais publiées au sujet du film Mon œil[2]. Treize ans plus tard, la Cinémathèque était finalement pleine pour cette œuvre montrée auparavant seulement trois soirs, au cinéma Verdi, en 1971. Tourné en 1966 et mettant en vedette un jeune Raôul Duguay (« Ce qui m’a frappé c’est à quel point j’étais beau », de dire ce dernier après la projection), ce film expérimental tient à la fois du zapping, du tableau vivant et de la fable politique. Un film « fait » par la société de consommation sans toutefois faire le jeu de celle-ci. Subversif à souhait, baveux et ironique comme l’est le cinéma de Lefebvre, Mon œil constitue par-dessus tout, comme le soulignait Duguay, une « préface » (aussi remarquable que naïve et libre) au cinéma de la Révolution tranquille.

 

[1] « Like many novelists whose modernity we indulge, William Burroughs is essentially a writer of ‘good bits’ […]. » Martin Amis, « William Burroughs: The Bad Bits », The Moronic Inferno, Londres, Penguin, 1986, 208 p.

[2] Outre un papier de Carol Faucher dans Québec-Presse, en janvier 1971.


4 août 2019