Fantasia 2021 – Blogue no. 6
par Jérôme Michaud
Fantasia se termine déjà et l’on peut dire, format hybride oblige, qu’il fut divisé entre la salle et la maison, entre le grand et le petit écran. Ce dernier, peu importe sa taille, est aujourd’hui plus que jamais au cœur de nos vies et il n’est donc pas surprenant qu’on y ait abondamment recours au cinéma. On le remarquait d’ailleurs dans The 12 Day Tale of the Monster that Died in 8 et dans Beyond The Infinite Two Minutes. Pour terminer le festival en beauté, faisons un retour sur deux autres films qui utilisent abondamment les dispositifs audiovisuels et un qui les évite sciemment.
#Blue_Whale d’Anna Zaytseva
L’exemple le plus marquant est assurément #Blue_Whale. Produit par celui que l’on doit maintenant surnommer le parrain du screenlife, Timur Bekmambetov, le premier long métrage d’Anna Zaytseva reprend avec brio ce format aussi appelé computer screen film. Il consiste à faire un film sous forme d’assemblage de captations d’images diffusées sur des écrans. Celles-ci deviennent alors, par la force des choses, le centre de l’action de l’œuvre.
Si le film débute sur un ordinateur, alors que sa protagoniste, Dana, fouille sur les réseaux sociaux afin de comprendre la cause du suicide de sa sœur, on quitte ensuite rapidement la maison grâce à des écrans de cellulaires. Après avoir découvert que sa sœur a pris part à un « jeu » en ligne dont la finalité était de se donner la mort, Dana décide d’y jouer afin de démasquer les organisateurs. #Blue_Whale fonctionne ainsi sous le mode de l’enquête. L’utilisation de téléphones portables permettant de capter l’action y est habilement justifiée puisqu’ils servent à recueillir des preuves incriminantes afin de convaincre un corps policier oisif des intentions meurtrières du groupe dictant les règles du jeu.
Bien que l’œuvre finisse par employer des schèmes convenus du cinéma d’horreur, son format relativement neuf permet de maintenir un intérêt soutenu tout au long du visionnement. Réseaux sociaux, vidéoconférences, recherches sur le web – et on en passe –, toutes ces interactions technologiques ancrent le récit dans un quotidien archi connu de tous, ce qui permet au film de rouler à vive allure sans égarer le public. Sans réinventer le genre, la cinéaste russe en assimile complètement les codes pour proposer un thriller d’horreur effréné et convaincant.
We’re All Going to the World’s Fair de Jane Schoenbrun
We’re All Going to the World’s Fair est le premier long métrage de fiction de Jane Schoenbrun que l’on connaît pour son travail de productrice sur le remarqué Chained for Life (Fantasia 2018). Décidément positionné du côté indie du spectre du cinéma américain, ce coming-of-age aux touches horrifiques et à la facture modeste s’apparente à #Blue_Whale en ce que sa protagoniste, Casey, une adolescente inadaptée en quête de reconnaissance, participe à un jeu d’épouvante en ligne (le World’s Fair Challenge). Sa participation implique qu’elle se mette en scène dans des vidéos publiques, ce qui lui permet de créer un contact – somme toute superficiel – avec les autres joueurs et des internautes.
Le personnage de Casey se construit sous nos yeux, au fil de l’enregistrement de ses vidéos, dont le but est de terrifier autrui. On comprend encore mieux l’insipidité de son quotidien lorsqu’on saisit qu’il consiste en grande partie à regarder les vidéos des autres participants. Schoenbrun propose un portrait brûlant de contemporanéité qui dépeint une adolescente solitaire, névrosée, totalement en rupture avec le monde et sa famille. La réalisatrice se garde bien de montrer Casey avec des amis (en a-t-elle vraiment?) ou avec son père qu’on ne fait qu’entendre au loin. L’expérience des écrans semble la seule opportunité de socialisation permettant à l’adolescente d’appartenir à une communauté, mais à quel prix?
Honnête et sombre, We’re All Going to the World’s Fair joue sur la curiosité malsaine de son spectateur, mais le geste est loin d’être vain. Schoenbrun rappelle de façon saisissante la carence que peut éprouver une personne dont l’ensemble des relations humaines est régi par l’intermédiaire de dispositifs audiovisuels.
Ghosting Gloria de Mauro Sarser et Marcela Matta
Beaucoup plus légère, la comédie absurde Ghosting Gloria porte également sur l’absence de contacts directs dans les relations humaines. Mais il n’est pas question d’écrans cette fois-ci. Gloria est une trentenaire qui a toujours gardé une distance entre elle et son prochain. Libraire de profession, le livre a toujours fait partie de sa vie et lui a permis très tôt d’aller à la rencontre d’autrui, mais sans jamais pleinement s’investir dans une relation de proximité avec quelqu’un, à tel point qu’elle est toujours vierge.
Il y a quelque chose qui relève d’une autre époque dans le choix du sujet ici abordé et les cinéastes Mauro Sarser et Marcela Matta l’assument pleinement avec des décors à l’ancienne et une magnifique photographie diffuse à la tonalité rétro. On reste également dans des terrains largement défrichés. Ghosting Gloria est un énième récit d’apprentissage et de découverte de soi qui finit par inviter sa protagoniste à surmonter ses propres barrières.
Cela dit, l’originalité de la démarche se situe dans l’intermédiaire inusité que les réalisateurs ont choisi pour faire basculer la vie de Gloria. Il s’agit d’un fantôme ! Invisible et muet, tout en étant physiquement présent, il peut faire l’amour avec Gloria, mais elle ne peut pas le voir et il ne peut pas lui parler. D’une certaine manière, cet étrange personnage est l’envers de nos dispositifs audiovisuels. Plutôt que d’entendre et voir autrui comme le permet par exemple un téléviseur, le spectre du film donne accès directement à sa matérialité corporelle, mais prive Gloria de son image et de sa parole.
Par ce renversement, Ghosting Gloria construit une critique détournée des relations à distance, ramenant au premier plan la nécessité du toucher et de la sensualité. Il s’agit ainsi d’un brillant éloge du contact charnel qui résonne avec force dans notre chair en ces temps pandémiques.
25 août 2021