Festival d’Annecy (online) 2020 – Jour 4 Bis : Disparition et finitude
par Nicolas Thys
Outre Physique de la tristesse, auquel nous avons déjà consacré un article spécial, le programme 4 comprenait des courts-métrages d’excellente qualité que, malheureusement, la cinquième et dernière séance compétitive n’est pas parvenue à reproduire. Et chaque film semble annoncer la disparition progressive de l’espèce humaine.
Même Le Pique-nique de la famille Zilla, pochade allemande de quelques minutes signée Christian Franz Schmidt, s’en sort honorablement. Sans être un grand film, il permet de reprendre ses esprits après le coup d’éclat du film de Theodore Ushev. Dans la lignée du Bambi vs. Godzilla de Marv Newland en version flashy et kawaï, il rejoue le film de monstres en aggravant les clichés, faisant de l’annihilation de l’homme un événement anodin et anthropomorphisant les bestioles géantes dont le comportement destructeur et énervé n’a d’égal que le nôtre. Sa dimension BD et ses gags visuels (la baleine tétine ou le barbecue au nucléaire) sont d’une réelle invention, notamment à l’époque actuelle où le court animé peine malheureusement à être drôle. Et quoi de plus amusant que l’apocalypse ?
A sa suite, en dernière position du programme, Average Happiness de Maja Gehrig pâtit peut-être de la densité des œuvres précédentes. Il reste néanmoins réussi et dans la ligne d’un programme marqué par une forte dose de noirceur, de mélancolie et de contemplation oisive qui dénotent l’absence ou la fin à venir de l’humain et du monde. Son film est une déambulation, aux accents parfois poétiques, sous forme de plusieurs plans séquences dans un monde qui n’est plus constitué que de statistiques. Elle met en scène a modélisation de données faite univers filmique et l’aléatoire devenu mouvement.
Les graphiques, diagrammes, nuages, lignes et autres tableaux composent des buildings et des cités. Tous se succèdent dans une surprenante musicalité, parfois surchargés de données, parfois bien plus aérés. Mais toujours sans explication. Des datas sur le nucléaire, le pétrole, l’âge moyen, le bonheur apparaissent, se fondent les uns dans les autres. Impossible – et ce n’est pas le but du film – de savoir si les données sont exactes. L’important c’est qu’elles soient floues, inconstantes et donc métamorphiques comme notre manière de les saisir et de de les traiter au quotidien. Son film est le reflet de notre monde, un monde où les images sont omniprésentes et illisibles, numériques et indéchiffrables. Il devient pratiquement impossible de les interroger tant elles filent pour ne plus laisser place qu’à leur propre contradiction, à des teintes de plus en plus sombres et à un discours en voix off – un cours d’économie financière de Chris Brooks non sous-titré – aussi vain que les images exposées.
La mise en parallèle avec Machini, film congolais réalisé par Franck Mukunday et Trésor Tshibandu, est aisé tant le développement industriel y est montré comme destructeur. Cependant si Gehrig voit l’économie abstraite, les deux cinéastes la mettent en scène dans sa matérialité la plus brute, animant l’eau, la terre, la pierre, la peinture et des mécanismes métalliques. Entremêlant des techniques variées, des éléments aussi disparates que propices au bricolage, ils exposent la transformation de la vie quotidienne depuis la main créatrice et sa dimension artisanale jusqu’au gouffre mécaniste dévastateur symbole du libéralisme et de son indifférence envers l’humain. Là encore la nature se meurt, des populations disparaissent en silence pendant qu’un nouvel état de servitude est mis en place, exploitant les sols au détriment de la santé de ceux qui vivent dessus.
Mukunday et Tshibandu font évoluer leurs personnages au corps de caillou, tous quelque peu similaires, mobiles mais lourds comme s’ils portaient déjà en eux un poids, dans un monde plat, bidimensionnel, sans profondeur, sans possibilité de se tourner vers autre chose. A mesure que le film se développe, les décors deviennent de plus en plus chargés, virent au brun, et l’ensemble devient une sorte de pierre tombale géante où la mort se manifeste par l’arrêt du mouvement, un retour à un état inanimé, comme si rien n’avait existé. Dans ces quelques éléments sacrifiés, c’est aussi toute une mémoire qui disparaissait et leur film est un appel clair à une prise de conscience.
Plus nihiliste et sombre encore, Alberto Vazquez invite le spectateur à parcourir, dans Homeless Home, une nouvelle facette du monde qu’il compose et élargit de bandes dessinées en films et jeux vidéo (Microbian serait la facette intérieure, organique de ses créatures désorganisées). Ceux qui sont familier de son univers retrouveront une ambiance déjà connue et verront dans ce court métrage une pierre supplémentaire à l’édifice unique qu’il bâtit œuvre après œuvre. On l’avait laissé avec Decorado et sa chouette gravée numériquement qui s’exclamait que le monde est un théâtre merveilleux au casting déplorable, pendant qu’une espèce de nounours, issu des cauchemars de Sangre de Unicornio avait l’impression que tout autour de lui n’était qu’un décor. Ceci avant débuté par les planches nihilistes et obscures des Psychonautes voilà une quinzaine d’années avant de se poursuivre par L’Evangile selon Judas, toutes deux publiées en français chez Rackham.
Pour résumer à l’attention de ceux qui le découvrirait, chez Vazquez, les humanoïdes – animaux anthropomorphes mignons-monstrueux – sont les pires créations de l’univers et le monde est éternellement en train de sombrer dans un chaos insoluble. Cependant il ne s’écroulera jamais totalement puisque tortures, humiliations et dépressions sont à privilégier à une fin totale. Et ses personnages semblent appeler ça de l’espoir. Le titre de son dernier opus en dit long d’ailleurs à ce propos !
Homeless home retrouve l’obscurité totale des BD et de Decorado, les personnages n’étant guère plus que des ombres habitant quelque part entre la mer de la douleur, des ruines, le néant et nécroville d’après la carte du début du film. Dans cette atmosphère macabre, à la limite de la Fantasy sans rien d’héroïque, le cinéaste rejoue le monde actuel. Les êtres qui peuplent sont univers sont désœuvrés, lâches, aux prises avec un capitalisme fatigué qui a épuisé toutes les réserves du monde et pourtant, ils cherchent à vivre comme s’ils n’étaient pas déjà agonisants, aux portes de la mort. Le visage réel du « monde d’après ». Des trolls jaloux violent – par amour ou amitié – des sorcières, des évêques maltraitent des animaux, des squelettes se repaissent de viande humaine sur une plage où les crânes remplacent les coquillages et l’anéantissement suivi de la dévoration des ennemis semblent être les seules possibilités d’avenir. Le tout dans un graphisme d’une grande simplicité. Les personnages sont le reflet de leurs âmes : des tâches trop noires ou trop blanches, sans visage distinguable, ci et là. Leur mouvement va au plus simple comme si même lui ne répondait plus tout à fait.
Parmi ceux qui croupissent dans le monde de Vazquez, seuls deux ombres se détachent. La sorcière justement, dont l’âme ne semble pas complètement pourrie, et un déserteur de guerre. Tous deux voudraient quitter cet endroit maudit qui part à vau l’eau et ne pourra jamais être soigné. Passer ailleurs, en barque. Mais pour aller où ? La cascade finale, la disparition dans le blanc, semble être l’unique solution possible pour apaiser des souffrances trop grandes. Le film est bien plus politique qu’il ne voudrait peut-être l’affirmer, le non-sens absolu de ce monde n’étant guère plus que le reflet du nôtre. Qu’on aime ou qu’on déteste, l’enfer dépeint ici ne laissera guère indifférent.
Autre plongée dans un univers en noir et blanc, où les contrastes marqués semblent oublier le gris et ses nuances : Rivages de Sophie Racine. Premier court professionnel d’une indéniable réussite, c’est l’une des œuvres du festival qui nous a fait regretter l’absence du grand écran. En huit minutes, la réalisatrice nous fait traverser des paysages de bord de mer, le long d’une journée, sur les côtes du Finistère dans un dessin épuré et détaillé pourvu un mouvement d’une infinie douceur.
Ici c’est le paysage et ses vertus contemplatives qui dominent ainsi que le climat, de la brume matinale à l’orage. N’y figure aucun personnage principal. Les humains qui, parfois, apparaissent ci et là sont tenus à distance, éloignés. Juste des ombres blanches ou noires. Ils font juste parti du monde, de la terre, du ciel, de la mer sans jamais les envahir ni les posséder. Ils s’effacent et leur silhouette, trop obscure ou lumineuse, les font intégrer un décor qui reste le seul protagoniste.
Tout dans Rivages est question d’équilibre, de balance, et c’est donc un film où les sensations dominent. Il aurait pu s’intituler « Impression de Bretagne et d’eau » tant les images maritimes enveloppent et bercent le regard et l’ouïe. L’essentiel se joue sur des impressions flottantes, de légères variations ou vibrations et on se prend, tel un spectateur des premiers temps du cinéma, à s’émerveiller des feuilles qui bougent et de cette terre de fantômes. Sophie Racine parvient, avec l’animation, à composer des toiles mobiles, un univers reconnaissable et texturé, semblable au notre mais qui en même temps affiche ses différences, comme un ailleurs, en même temps lointain et proche, transformé par sa seule personnalité. En même temps, elle nous entraîne au royaume de la lumière et de l’ombre – au cinéma donc – avec une maîtrise remarquable du temps et du rythme, aidé par le paysage sonore composé par Yan Volsy d’une finesse et d’une légèreté qui accompagnent les légers mouvements du film sans jamais venir le surplomber. Un accord ci et là, un léger souffle naturel. Trois fois rien qui exprime tout. Même lors de la tempête finale, sublime et délicate, une note tenue laisse la place à quelques sons plus dynamiques mais qui surlignent à peine les métamorphoses du panorama pluvieux.
Aucune apothéose sonore, hors de question de prendre par la main le public pour lui asséner quoi ressentir ni de reproduire les teintes gouttes, de la houle ou d’imposer un regard forcé. Le son comme l’image sont une invitation à redécouvrir un monde intérieur, à s’immerger dans un voyage mental et c’est aussi, grande qualité de l’œuvre, ce qui permet à la cinéaste d’éviter l’écueil du pittoresque.
Seul le premier court de la sélection différait quelque peu des autres. Toujours en noir et blanc mais 10 000 Ugly inkblots, court sino-russe signé Dmitry Geller, met en scène deux hommes, deux artistes différents qui font un voyage, l’un vers l’autre, pour se voir. Le titre pourrait faire référence à l’œuvre de Shitao, peintre et calligraphe chinois du 17ème siècle, dont le paysage finissait par devenir une multitude de points et se fondre dans une beauté abstraite. On y trouve bien le calligraphe et le dessin à encre mais ici nul véritable décor. Le cinéaste s’amuse justement de la blancheur de la feuille pour nous faire entrer dans un univers qu’il nous faudra créer. A peine avons-nous deux lignes pour une route et les divagations de l’un et l’autre des personnages. Puis des points, des lignes, un mouvement et des sons pour nous guider, comme une mouche par exemple ou quelques nénuphars et un poisson. Et l’abstraction bienvenue laisse la place à l’imaginaire de chacun pour se déployer tout en étant sans cesse rattrapée par les pérégrinations du duo ainsi que par quelques rencontres au gré du chemin. Le seul paysage clair sera celui produit par la rencontre, dans un plan large qui verra les deux hommes enfin ensembles. Rien d’extraordinaire, rien de bien nouveau mais un joli film.
6 juillet 2020